Diplômé de l’Ecole du Louvre (premier et deuxième cycle, mention bien) , je suis un historien d’art m’intéressant à toutes les périodes. Ma curiosité et mon ouverture d’esprit me permettent de passer d’un sujet à l’autre avec facilité. Je peux donc effectuer des travaux de recherche sur des thèmes très variés.
Je connais également très bien le marché de l’art, de par mon expérience de collaborateur dans une galerie du Louvre des Antiquaires.
Voici, mise en ligne ci-dessous, ma monographie de deuxième cycle de l'Ecole du Louvre (note 18/20) :
Qu’est-ce qu’une exposition didactique dans un musée d’art, en prenant pour champ d’étude les collections de peinture ?
Sous la direction de Marie-Clarté O’Neill
Ecole du Louvre
Année de Muséologie 1995-1996
Par Serge Nemirovski
Sommaire :
Avant-propos
Introduction
Première partie : créer un ensemble
A L’accrochage
A1 L’accrochage chronologique et par école
A2 Les autres possibilités
A3 Le choix des œuvres
A4 L’agencement des œuvres entre elles une fois la structure générale déterminée
B Prolonger la peinture par d’autres arts
B1 Peinture et sculpture
B2 L’architecture du musée
B3 La mise en espace
B4 Musique et vidéo
B5 Citations littéraires
B6 Mixage des arts
Deuxième partie : expliciter une œuvre
A Situer un contexte
A1 L’artiste
A2 L’histoire de l’art
A3 L’histoire
B Restituer une œuvre
B1 Restituer le processus de création d’une œuvre
B2 Dialoguer avec une œuvre
Conclusion
Bibliographie
Principaux musées et expositions étudiés
Avant-propos
Ce sujet m’a apporté beaucoup de plaisir et d’intérêt, me permettant d’aborder la peinture sous un angle original et actuel : sa transmission au public dans la présentation même du musée.
Plutôt que de m’attacher à un exemple particulier, j’ai essayé de produire une réflexion globale sur cette question. En effet, il m’a semblé que son caractère nouveau et peu exploré méritait une telle approche.
Je remercie mesdames Marie-Clarté O’Neil et Claire Merleau-Ponty pour l’aide précieuse qu’elles m’ont apportée dans l’élaboration de cette réflexion.
Introduction
« Profanes, éloignez-vous de ces lieux ! » citation de Virgile inscrite à l’entrée de la cour du Belvédère de Rome, quand celle-ci fut aménagée, en 1505, pour recevoir le groupe du Laocoon.
« Ils s’efforcèrent au Louvre de s’enthousiasmer pour Raphaël. », Flaubert, Bouvard et Pécuchet.
La conception traditionnelle de la présentation dans un musée d’art n’a jamais fait bon ménage avec l’idée de didactique. Le musée, depuis ses origines, a été perçu comme un lieu sacré, un temple, un palais, une basilique, un lieu où se trouvent les manifestations les plus grandioses du génie humain, des œuvres affranchies de la finitude humaine, qui ont dépassé l’espace et le temps. Dans une telle enceinte, l’idée de didactique apparaît donc être déplacée, voire profanatrice. Le but de la présentation est de magnifier l’œuvre, d’être à sa hauteur, et non pas de l’expliquer. La perfection ne s’explique pas, n’est pas intelligible. Un visiteur devant un tableau doit éprouver un sentiment de révélation, doit être saisi d’émotions indescriptibles (jusqu’à même l’évanouissement, selon le syndrome de Stendal). Certains ont cette grâce, d’autres pas, pour des raisons relevant du plus grand des mystères. Ce n’est pas une question de connaissances, mais d’ «œil », de sensations, d’instinct inné. Des personnes dépourvues de toute culture sauront « voir » une œuvre tandis que d’autres, malgré leur éducation, resteront hermétiques au monde du tableau. Une « mystique du salut » (Bourdieu) existe donc dans l’univers du musée, mystique décidant qui seront les élus et qui seront les réprouvés de cet univers.
A cette conception quasi religieuse est venue s’ajouter au XXe siècle une conception moderniste du musée d’art. Le musée à présent est un lieu fonctionnel, dont le but est seulement de montrer les œuvres, un lieu animé d’une stricte objectivité, d’un refus de toute interprétation, de toute « surlecture » de celles-ci. La suspension du tableau est inhérente au musée : plutôt que de tenter de la cacher, mieux vaut clairement l’afficher. Vouloir recontextualiser un tableau, créer une ambiance, aider le visiteur par des textes, ne sont que des intentions naïves, niant la complexité d’une œuvre, des intentions ne pouvant aboutir qu’à l’interprétation simpliste. L’environnement du tableau doit donc être neutralisé, adopter une esthétique épurée, sobre, minimaliste. L’accent est mis sur la meilleure vision possible de l’œuvre, vision que rien ne doit distraire. Un appareil didactique ne fera qu’entraver cette vision, gêner l’acte de délectation du spectateur. A nouveau, l’œuvre doit parler d’elle-même, n’être appréhensible que par sa seule présence, son aura naturelle.
Ces dernières années, des réflexions, des études, ont certes été menées sur la question de l’accessibilité intellectuelle du grand public dans le musée. Les travaux inauguraux de Pierre Bourdieu dans les année19 60, ont montré que l’«amour de l’art » n’a en fait rien d’inné. Cet amour est en grande partie le fruit de l’éducation, éducation délivrée seulement par le milieu familial et social de l’enfant. L’école, quant à elle, ne comprend pas l’histoire de l’art au sein de ses disciplines. Ainsi les visiteurs n’ayant pas reçu cette éducation se voit intellectuellement rejetée du musée, sans aucun moyen pour l’appréhender, le comprendre, le rattacher à leur univers. Ce rejet a pour conséquence un sentiment plus ou moins avoué de culpabilité, de dépréciation, le sentiment de n’être pas assez intelligent, assez instruit, sensible (puisque la peinture ne serait qu’une question de sensibilité), pour aimer l’art. Bouvard et Pécuchet « s’efforcent de s’enthousiasmer » pour Raphaël, mais ils n’y parviennent visiblement pas. Le musée n’est donc pas un lieu fait pour eux. Même si elles étaient sans utilité, ces aides auraient au moins le mérite de les rassurer, de leur reconnaître le droit de ne pas savoir, de ne pas être spécialiste.
Ce début de reconnaissance du public a tout de même produit des résultats concrets, des présentations laissant une large part à l’élément didactique. Les exemples les plus complets et novateurs ne viennent cependant pas du musée d’art, mais d’autres types de musées (les musées de science, d’histoire naturelle, d’archéologie, de société…) Ces nouveaux musées ont justement cherché à se libérer de l’emprise du musée d’art traditionnelle, d’où ils étaient tous issus et dont ils avaient subi les conceptions élitistes. Le musée d’art n’est parvenu que difficilement à suivre ce mouvement. Il est toujours resté marqué par le poids de son passé et la conscience de sa singularité. Petit à petit, il a certes commencé à s’inquiéter du sort du public, à admettre la nécessité de lui facilité la visite. Il a donc produit des efforts charitables, consenti à intégrer tant bien que mal des textes, de la vidéo, des documents... La plupart des musées d’art peuvent ainsi à présent dirent « qu’ils font quelque chose pour le public », même si ces efforts ressemblent souvent à des demi-mesures, des tentatives vaines de concilier l’inconciliable : le souci du visiteur et le respect de l’intégrité de la présentation.
Nous pouvons penser que cette question doit aujourd’hui prendre une dimension nouvelle. Il semble en effet inutile de s’interroger indéfiniment sur la nécessité qu’il y a ou pas d’aider le public, sur la capacité des œuvre à parler d’elles-mêmes, sur les myriades de bonnes raisons qu’il existe pour ne rien entreprendre. Soit le musée décide de ne rien faire, et toutes ces interrogations ne se posent plus. Soit il décide d’aider le public : il convient dans ce cas de construire une réelle réflexion sur ce que pourrait être une présentation didactique dans un musée d’art. Tel est l’objectif de cette monographie.
Que cherchons-nous à entreprendre en voulant rendre une présentation didactique ? Quels sont nos intentions? Est-ce saturer l’exposition de textes ? Est-ce utiliser des techniques interactives parce que ces moyens sont à la mode et devraient plaire au public ? Est-ce créer une présentation très dirigée et scolaire afin de donner une leçon d’histoire de l’art ? Nous constatons qu’il n’est pas possible de répondre à ces questions par seulement quelques considérations générales, quelques remarques, quelques suggestions se débarrassant du problème. Nous tenterons donc d’analyser étape par étape ce que pourrait être un véritable programme didactique dans un musée d’art. La conception de ce programme est divisible en deux grandes phases :
Nous limiterons notre étude aux collections de peinture, mais nous traiterons tout aussi bien les présentations permanentes que les expositions temporaires.
Première partie : créer un ensemble
Créer un ensemble constitue la première étape d’une présentation didactique. Les différentes œuvres, l’accrochage, l’espace, le parcours… doivent pouvoir devenir un ensemble cohérent, organique, doivent avoir fait l’objet d’une réflexion globale, en fonction d’un but, d’un discours, en fonction d’un ordre où chaque partie, chaque tableau aura une place définie. Naturellement un ordre en matière d’art ne peux être trop rigide, trop limité. Il doit être en mesure de laisser place à de nombreuses inflexions, de nombreuses échappées, de nombreux propos annexes, mais cela en restant toujours perceptible. Une présentation sans réelle structure laissera le sentiment d’un assemblage hétéroclite ou mystérieux, d’un assemblage qui ne peut être appréhendé par le visiteur.
Cet ensemble ordonné doit s’appuyer sur un discours, généralement le discours de l’histoire de l’art, c’est-à-dire le discours des styles, des écoles, de l’évolution des formes. Parfois il s’appuie plutôt sur le discours thématique, parfois sur d’autres discours encore… Mais une présentation n’est pas non plus un livre, et ne peut se réduire à un discours. La cohérence qui existe dans musée n’est pas toujours explicable. Deux tableaux mis côte à côte ont bien des manières de se parler. Cet ensemble doit être régit par un esprit, une âme et non pas se limiter à une sèche démonstration scolaire. Il doit pouvoir inviter au plaisir, à la délectation, il doit pouvoir donner envie aux visiteurs de l’aborder et d’en savoir plus sur lui. Il n’est pas question d’opposer didactisme et plaisir. Les deux peuvent se conjuguer. Un équilibre est à atteindre. La jouissance esthétique constitue également une voie d’accès à la connaissance des œuvres. L’on apprend mieux en se faisant plaisir. Un visiteur appréciera mieux un tableau si celui-ci se trouve dans une ambiance sensible, n’est pas présenté que comme un document d’histoire de l’art.
Nous comprenons donc que la présentation en elle-même ne saurait être strictement didactique, ou plutôt devrait être dirigée selon une « didactique informelle », une didactique qui ne ferait que suggérer un sens, et non pas l’affirmer. Cela certes ne suffira pas forcément pour le public. Il sera ensuite nécessaire de compléter cette présentation par une didactique clairement formulée, constituée de panneaux, de cartels, d’audiovisuel …, afin d’expliciter la cohérence de cette présentation. Mais ces éléments ne viennent qu’ensuite. En premier lieu, il apparaît donc nécessaire de créer autour des œuvres un ensemble ordonné, mais aussi ouvert et sensible.
Naturellement la création de cet ensemble se fera à partir d’un point de départ très différent suivant les musées et les collections, suivant aussi la nature de l’exposition, temporaire ou permanente. Les collections dans un musée se sont généralement constituées au fil du temps, au hasard des acquisitions et des donations, des vicissitudes de l’histoire. Trouver un lien général entre ces divers éléments n’a donc rien d’évident. Les problèmes du reste se posent différemment selon qu’il est question d’un petit musée de province ou d’un grand musée national tel le Louvre. Un petit musée peut plus facilement créer une ambiance, opérer des rapprochements entre les styles, les écoles, les disciplines. Mais les lacunes de ces musées empêchent de suivre l’évolution d’un style dans sa totalité, risquent de créer un parcours décousu. Le contexte d’histoire de l’art fait donc défaut. Au contraire, dans les grands musées, la plupart des styles et époques sont couvertes. La difficulté ici est de parvenir à mettre chaque œuvre en valeur, d’éviter un nivellement général et froid, de créer des ambiances, des accords… Pour les musées où le sujet est nettement délimité (par exemple les musées monographiques comme le musée Picasso, ou les musées concentrés sur une période précise, comme le musée d’Orsay) la création d’un ensemble est évidemment plus aisée, plus facile à appréhender par le visiteur, puisque son attention se voit être circonscrite à un sujet bien défini. Il en est de même pour la plupart des expositions temporaires. Celles-ci, de plus, possèdent une plus grande capacité d’innovation, d’expérimentation, de par justement leur caractère provisoire. Les solutions à trouver apparaissent donc très différentes selon les cas mais l’objectif reste toujours le même : créer un ensemble.
A L’accrochage
L’élaboration d’une présentation de tableaux commence donc par l’accrochage. Selon quel parti disposer les toiles entre elles ? Quelles toiles montrer ? Quel accrochage sera le plus signifiant pour le public ? Faut-il accorder une attention particulière aux chefs-d’œuvre ? Diverses solutions et évolutions se sont constituées au cours des siècles. Il n’existe certainement pas de solution unique et indiscutable. Il semble cependant nécessaire, pour chaque collection prise en particulier, d’avoir construit une réflexion précise sur son accrochage.
A1 L’accrochage chronologique et par école
L’accrochage chronologique et par école est devenu la règle universelle. Il apparaît aujourd’hui comme étant une évidence. Ce type de classement débute à la fin du XVIIIe siècle, avec notamment le musée du Belvédère de Vienne. Il s’impose peu à peu au siècle suivant. Cet accrochage permet de structurer de façon simple et systématique le parcours de la visite. Il donne une clé générale de lecture au public, une clé s’appuyant sur le discours de l’histoire de l’art. L’évolution des différents styles, des différentes écoles, des différents artistes, se trouvent ainsi montrées. Cet accrochage peut assurément être qualifié de didactique, en comparaison avec l’accrochage antérieur, qui mélangeait les époques et les écoles à la recherche d’un spectacle, d’une composition décorative, d’un « parterre de fleurs ». Observons comment les musées actuels traitent cet accrochage.
Les nouvelles salles de peinture française du Louvre l’ont adopté de façon assez stricte. L’histoire de cette peinture nous est ainsi entièrement reconstituée, des origines à Corot. Ces salles commencent judicieusement en parallèle avec les écoles du Nord. Le courant du gothique international n’est de ce fait pas sectionné entre plusieurs départements. Un des désavantages du classement par pays, qui est de ne pouvoir saisir les mouvements transnationaux est donc ici évité. Ensuite, les différentes époques se succèdent, chacune étant remarquablement représentée, en qualité comme en quantité : après le gothique international vient l’école provençale, puis Fouquet, l’école de Fontainebleau, le caravagisme français, Vouet, Poussin, Le Lorrain. Une petite coupure est faite avec les Quatre Saisons de Poussin installées dans une rotonde spéciale. Mais le déroulement du temps repart ensuite avec les grands tableaux d’autels et les petits tableaux de cabinet du XVIIe siècle, les peintres de la réalité, les peintres de Louis XIV. Viennent ensuite la manière légère du XVIIIe siècle, le néo-classicisme, le romantisme, l’école de Barbizon et enfin Corot. Cet impressionnant déroulement chronologique est accentué par le nombre des œuvres présentées. Le musée du Louvre a choisi en effet de sortir beaucoup de tableaux de ses réserves, afin de donner une vision plus large de la peinture française, afin de ne plus la réduire à quelques grands noms. Ce déroulement est aussi accentué par le plan du département (c’est-à-dire de l’ancien palais), de longs couloirs qui soulignent la linéarité chronologique. Le gigantisme du parcours risque donc d’accabler le visiteur. Celui-ci sera happé par l’immensité du lieu, sera invité à traverser les salles et les siècles à grandes enjambées, sans réussir à se concentrer sur un tableau. Ce gigantisme l’empêchera d’établir des comparaisons entre les styles quand ceux-ci ne se suivent pas, d’opérer des rapprochements entre des œuvres d’époques différentes.
Si le parcours des salles françaises du Louvre semble un peu trop strict et rectiligne, celui des écoles du Nord parait au contraire trop lâche et déstructuré. La chronologie, le classement par pays, par villes, par écoles, ne sont qu’approximativement respectées. Les différentes étapes du parcours ne sont pas clairement indiquées. Le visiteur ne sait jamais très bien s’il se trouve en Hollande, en Belgique, à Anvers, à Delft, au début du XVII e siècle, au milieu, à la fin… Il verra des peintures de paysage, des natures mortes, des scènes de genre… Et quelques salles plus loin, il retrouvera le même style de peinture. Mais il est vrai que construire un parcours chronologique et par école montrant une évolution claire de la peinture nordique du XVIIesiècle relève de la gageure, celle-ci n’ayant pas une évolution très marquée dans le temps ou l’espace (excepté l’opposition entre peintre des Provinces-Unies et peinture des Pays-Bas espagnols).
Le musée d’Orsay, au contraire, a réussi à trouver une évolution perceptible pour la peinture de son époque. La grande nef traite de l’art d’avant 1870, c’est-à-dire quand la peinture d’avant-garde est encore liée avec la peinture du Salon. Deux courants principaux ont été reconstitués : un courant naturaliste et réaliste, avec Daumier, Corot, l’école de Barbizon, Courbet, Bazille, courant aboutissant avec les débuts de Manet et Monet ; un courant rattaché à la tradition et l’académisme, avec Ingres et le néo-classicisme, Delacroix et le romantisme, Chasseriau, Couture, Cabanel, Puvis de Chavannes, Moreau et enfin le jeune Degas. Des filiations sont ainsi dessinées, nous menant logiquement au dernier étage du musée, où nous assistons à la création de l’impressionnisme. La peinture d’avant-garde est maintenant libérée de l’académisme, et peut être suivie selon un déroulement linéaire, qui par de l’impressionnisme pour parvenir aux Nabis.
La M.NA.M. du Centre Pompidou respecte aussi globalement un classement chronologique et par école. Il commence par le fauvisme, avec une place très importante laissée à Matisse. Les mouvements là aussi s’enchaînent : le cubisme, Picasso, Léger, les différentes écoles d’abstraction, le dadaïsme, le surréalisme, la tendance du «retour à l’ordre », pour finir avec la peinture d’après 1945, c’est-à-dire l’école de Paris et l’expressionnisme abstrait américain. Dans ce musée cependant, l’impression d’un déroulement chronologique de l’art est atténuée par la configuration du parcours. En effet, à la différence des longs couloirs du Louvre, nous sommes ici en présence d’un parcours plus fractionné, favorisant mieux l’arrêt du visiteur, parcours composé de plusieurs « chambres » accessibles à partir d’une allée centrale.
Les musées de province suivent également ce classement chronologique et par école. Ils ne peuvent prétendre donner une vision complète de l’histoire de l’art. Cependant leurs possibilités de rapprochements, d’ouvertures, de comparaisons, sont beaucoup plus importantes que pour les grands musées. Le musée des Beaux-Arts de Caen par exemple ne propose pas un seul parcours de visite, unique et linéaire, mais un « labyrinthe ordonné », où chaque salle permet des ouvertures sur d’autres écoles. Le visiteur peut ainsi facilement passer entre des époques et des styles très éloignés.
Nous constatons ainsi que L’accrochage chronologique et par école possède certaines limites. Il est plus ou moins efficace suivant les musées, les collections, les époques. Il occulte de nombreux aspects de la réalité, tel les mouvements internationaux : le gothique international, le maniérisme, le caravagisme… Ainsi, au Louvre, il n’est pas possible de savoir d’où vient le style de Rembrandt. Cet accrochage pose parfois des cas de conscience : par exemple faut-il mettre Poussin dans l’école française ou italienne ? Il apparait souvent comme étant trop monolithique, ne laissant place qu’à un seul type de discours. Il semble ainsi induire une vision linéaire de l’histoire de l’art, une succession d’écoles s’emboîtant logiquement les unes après les autres, selon une notion de progrès : par exemple, l’art moderne, qui de Manet à l’expressionnisme abstrait montrerait une évolution progressive vers l’autonomie de la peinture. Cette vision a des difficultés pour comprendre les retours en arrière, tels la période ingresque de Picasso. Elle a des difficultés à envisager les relations d’influences entre des artistes éloignés dans le temps et l’espace : par exemple l’influence de la peinture espagnole sur Manet, du Titien sur le jeune Poussin, des scènes de genre flamandes du XVII e siècle sur Watteau ou Chardin…Le visiteur risque donc, de façon un peu simpliste, d’emboîter les écoles, les « ismes » de l’histoire de l’art, sans comprendre le caractère réducteur de ces classements , qui ne tiennent que difficilement devant une réalité plus complexe. Il y a du romantisme chez Courbet, du réalisme chez Géricault, du classicisme chez Delacroix. Manet, Degas, Cézanne n’ont jamais vraiment été impressionnistes. Braque et Picasso se sont vite échappés du cubisme, Matisse du fauvisme… Ce type de présentation peut donc amener à une schématisation excessive.
Les limites de cet accrochage amènent la question de sa suppression. Il est intéressant de noter qu’un des arguments justifiant son maintien est celui de la prise en compte du public (tandis qu’à sa création, voici deux siècles, il fut critiqué comme étant un accrochage d’érudits). En effet, certes les spécialistes trouvent nombres de limites à celui-ci, mais le grand public, avant de pouvoir constater ces limites, doit déjà connaître l’existence de ces mouvements et de ces écoles. Il doit déjà avoir appris ce qu’est le cubisme avant de constater que définir Picasso comme un peintre cubiste est assez réducteur. Cet accrochage serait donc à maintenir pour des raisons pédagogiques, didactiques. Notre réflexion souligne en fait que celui-ci repose sur un discours très mal connu du grand public, le discours d’histoire de l’art. Finalement bouleverser cet type d’accrochage ne gêneraient que les spécialistes, pas le grand public, puisqu’il ignore le discours se trouvant derrière. Il ne serait pas choqué ou dérouté de voir un Velasquez à côté d’un Manet, un Poussin à côté d’un Cézanne…
Il faut donc s’interroger sur les évolutions que peut prendre cet accrochage. Faut-il seulement l’infléchir en opérant dans le détail des ouvertures, des échappées, qui relativiseraient le propos global ? Faut-il aussi essayer de trouver d’autres possibilités ?
A2 Les autres possibilités
L’accrochage thématique apparaît constituer la principale solution alternative. Les œuvres sont maintenant perçues pour leurs sujets. Leurs époques et leurs styles au contraire se trouvent être occultés, ce qui ne gênera pas forcément le public. Ce type de présentation a sans doute plus de chance de l’intéresser, la question du « qu’est-ce que cela représente ? » étant l’une des premières qu’il se pose généralement. Cet accrochage permet de nommer plus facilement, de donner un terme générique et compréhensible à un ensemble d’œuvres. Sur le plan de l’histoire de l’art, l’accrochage thématique n’est pas non plus sans profit, car il peut remettre des œuvres dans une perspective nouvelle et signifiante. Des exemples de cet accrochage se trouvent surtout dans les expositions temporaires, celles-ci étant par nature plus propices au changement.
L’exposition Visages de l’icône au Pavillon des Arts proposait ce parti thématique. Le parcours était divisé en quatre sections iconographiques : le Christ, la Mère de Dieu, les fêtes et les saints. Un panneau placé à l’entrée définissait ces icônes comme étant d’époques et de provenances variées, mais avec des thèmes, des significations et des messages qui sont eux identiques. Le sujet est donc ici mis en avant. Au contraire, les caractéristiques stylistiques passaient au deuxième plan, les caractères propres à chaque pays, les évolutions, les influences. Même si la culture religieuse est en déperdition, ce type d’accrochage mettant l’accent sur le sujet plutôt que la forme était sans doute plus facile à aborder pour le public qu’un accrochage basé sur l’histoire de l’art, un accrochage qui aurait montré l’évolution stylistique de l’icône de ses origines à aujourd’hui. Dans cette exposition, le sujet religieux n’était pas noyé par le discours d’histoire de l’art, à la différence de ce qu’il se passe dans la plupart des musées.
Ce type d’accrochage a sa justification pour un art comme celui des icônes, qui repose sur un programme iconographique très élaboré et où les constantes sont très fortes. Peut-il être appliqué à d’autres époques et dans des collections permanentes ? Il était envisageable au Louvre pour les peintures des écoles du Nord du XVII e siècle, l’accrochage chronologique et par école n’étant pas très éclairant pour cette époque. Nous aurions ainsi pu créer des salles suivant les différents genres : portrait, nature morte, marine, scène de genre… Cette idée fut cependant écartée pour une raison révélant une des limites de cet accrochage thématique, surtout pour des collections très importantes en nombre : sa monotonie, sentiment que l’on éprouve quand les musées présentent des étalages infinis d’armes ou de céramiques. Des théories de natures mortes ou de paysages assez semblables pour les non spécialistes auraient sans doute abouti aux mêmes effets.
Une présentation permanente privilégie cependant le parti thématique : le musée Carnavalet. Le thème ici est historique. Les tableaux doivent être en rapport avec la ville de Paris. Ils peuvent représenter un paysage ou une scène de genre parisienne, une personnalité ou un moment historique de la capitale. Ce thème doit être très plaisant pour un visiteur de cette ville. Il lui permet d’aborder les tableaux suivant un éclairage plus proche et compréhensible que celui de l’histoire de l’art. Cependant, une deuxième limite de l’accrochage thématique apparaît dans ce musée : les tableaux ne sont vu que comme des documents. Ils sont tous traités sur le même plan quelque soient leurs qualités plastiques. Les tableaux possédant une valeur esthétique supérieure (dont de nombreux Hubert Robert, mais aussi des œuvres de Corot, David, Picasso…) ne sont pas différenciés de ceux ne portant qu’un intérêt illustratif. Cette limite n’est pas forcément gênante pour le public, mais elle existe. Du reste, ce sont souvent les toiles de deuxième ordre qui servent le mieux ce type de présentation. Un chef d’œuvre en déborde toujours. Imagine-t-on un Vermeer pour une exposition sur la vie quotidienne en Hollande au XVII e siècle ?
Pour l’art moderne et contemporain, la question de l’accrochage thématique se pose sous un jour un peu particulier. En effet, l’un des principes de cet art serait, depuis Manet, la disparition du sujet : les artistes se seraient désintéressés du sujet pour ne se préoccuper que du fait plastique. Des expositions récentes ont cependant cherché à revoir cette idée. Ainsi Jean Clair, au cours de la dernière Biennale de Venise, proposait une relecture de l’art du XX e
siècle suivant le thème de la représentation du corps humain. Cette rétrospective montrait en effet que l’art moderne soi-disant abstrait et formaliste a énormément représenté la figure humaine, cela avec une diversité de style jamais atteinte auparavant. Cette diversité n’apparaît pas dans les musées d’art moderne où la notion privilégiée est celle des mouvements. Nous pouvons encore ici supposer que cet accrochage suivant un sujet proche et sensible (la représentation du corps humain) était plus accessible pour le grand public qu’un accrochage d’histoire de l’art. Le Centre Pompidou a aussi cet automne offert une relecture de l’art moderne, selon un thème assez proche de celui de Venise, le thème de la présence du sexe dans l’art. A nouveau, un tel parti semblait plus appréhensible pour le public qu’un parti d’histoire de l’art. Mais à nouveau, comme au musée Carnavalet, nous retrouvons cette dichotomie entre des œuvres qui ne faisaient qu’illustrer un thème (que cela soit la ville de Paris ou la sexualité) et des œuvres débordant de celui-ci. Nous constatons dans tous les cas que les expositions temporaires peuvent souvent suppléer aux lourdeurs et aux insuffisances des collections permanentes. Elles peuvent choisir des propos extrêmement variés et originaux permettant de rapprocher des œuvres qui dans le musée n’ont pas l’occasion de se rencontrer. Elles ont un rôle à jouer tout autant pour le public que pour l’évolution de l’histoire de l’art.
Une autre possibilité d’accrochage qui perdure encore est l’accrochage de type ancien, à la manière du cabinet d’amateur, du collectionneur privé. Le but ici est le plaisir des yeux. Les tableaux sont disposés sans s’appuyer sur aucun discours, à la recherche seulement d’un assemblage esthétique, laissant une agréable impression. Le musée Condé de Chantilly nous en montre un exemple, les dispositions testamentaires de son concepteur, le duc d’Aumale, ayant interdit depuis un siècle tout changement dans sa présentation.
Ce type d’accrochage, outre son charme nostalgique, constitue un témoignage sur l’histoire du musée, histoire d’autant plus intéressante qu’elle est liée à celle de l’art et de la peinture. Notre façon de concevoir le musée a pu jouer sur celle de concevoir l’art, et réciproquement. Le musée peut donc proposer au public une réflexion sur son évolution, même si ce genre de discours ne peut sans doute intéresser que des visiteurs déjà familiers des lieux. Ainsi le musée des Beaux-Arts de Bordeaux, pendant l’été 1995, profita d’une période de rénovation, période où peu de salles étaient disponibles, pour reconstituer sa présentation du début du siècle, à touche-touche. Des expositions telles que celle de la Ny Carlsberg au musée d’Orsay, ou Passions privées au musée d’Art Moderne de la ville de Paris, ont aussi comme discours structurant une réflexion sur l’institution muséale. Mais il est certain que ce type de propos n’est pas le premier venant à l’esprit du grand public. Le visiteur de l’exposition sur la Ny Carlsberg se demandera surtout pourquoi Manet ou Gauguin sont considérés comme de grands peintres, ce que l’Exécution de Maximilien peut bien avoir d’extraordinaire. Mais il se souciera peu de savoir l’intérêt que revêt la collection Carlsberg dans l’histoire des collections.
Une autre idée à retenir de cet accrochage est celle de plaisir et d’arbitraire. Le musée Condé offre une visite attrayante, divertissante. L’accumulation des tableaux crée un dépaysement agréable même s’il est difficile de se concentrer sur un tableau en particulier. Il en est de même pour les différentes collections présentées dans l’exposition Passions Privées. Là non plus les collectionneurs ne se soucient pas de l’histoire de l’art. Ils achètent une œuvre parce qu’elle leur plait, sans justification. Une âme existe dans ces collections, même si elle n’est pas toujours explicable. Cet accrochage subjectif et passionnel n’est pas sans charme pour le public. Devant la difficulté de trouver un classement satisfaisant, la tentation de revenir à ce type de parti peut donc se manifester, un parti cherchant uniquement à plaire au public, lui donner un spectacle, sans volonté didactique. La connaissance viendrait après le plaisir. C’est un peu le parti qui a été choisi au Louvre pour les écoles du Nord, le parti du cabinet d’amateur (avec l’idée d’évoquer la façon dont les tableaux étaient accrochés à l’origine, dans des petites pièces, chez des particuliers), parti qui du reste permet d’exposer le plus grand nombre possible d’œuvres. Le discours d’histoire de l’art est traité de façon un peu désinvolte. L’accrochage très dense nous rappelle plutôt les cabinets du XVIIe siècle, une succession de cabinets. Chaque salle, comme dans un cabinet, présente des mélanges de portraits, scènes de genre, paysages… sans souci de didactisme.
Ainsi nous constatons qu’il est très difficile de trouver un système de classement des œuvres complètement satisfaisant. Il n’en existe certainement pas. , les œuvres débordant toujours des classements qu’on leur impose. Le meilleur parti serait, pour chaque collection, de parvenir à établir une structure générale permettant de l’encadrer, la diriger, tout en lui laissant la liberté de nombreuses échappées et inflexions. Mais nous pouvons noter que, dans nos tentatives pour construire un accrochage de peinture, nous avons souvent été gêné par le nombre des œuvres. Ne faudrait-il pas réfléchir sur ce problème ?
A3 Le choix des œuvres
Les nouvelles salles de peinture du Louvre, celles de l’école française tout comme celles des écoles du Nord, souffrent donc d’un engorgement d’œuvres. Le redéploiement de ces peintures a permis d’exhumer nombre de tableaux des réserves, tableaux en effet injustement méconnus. Ces redécouvertes sont bien sûr très profitables pour le spécialiste. Mais qu’en est-il pour le grand public ? Force est de constater que cette quantité d’œuvres nuit à la clarté du parcours. La densité des cimaises est très élevée. Il n’est pas possible de vraiment faire ressortir des œuvres, ni de rythmer le parcours. Seul quelques ensembles ont pu être mis en valeur (les Quatre Saisons de Poussin, la galerie Médicis de Rubens). Une monotonie s’installe donc, un défilé de salles toutes saturées. Le visiteur se trouve étouffé devant cette multitude. Il ne sait quoi regarder, où donner de la tête. Il ne sait où arrêter sa déambulation.
Savoir choisir les œuvres paraît donc être une condition indispensable à la réalisation d’un accrochage accessible au public. Certes ne pas montrer des tableaux est toujours un peu triste, mais il faut être bien conscient des capacités du visiteur, comme des possibilités offertes par les salles du musée. Remémorons-nous des présentations du XIX e siècle où, poussé par la volonté d’exposer toutes les richesses d’un musée, le parti était de montrer le plus possible, sans craindre l’indigestion. Un parcours, pour être compréhensible, doit être rythmé, comporter des points forts, des arrêts. Chaque œuvre doit pouvoir respirer, avoir fait l’objet d’une réflexion spéciale, doit être mise en relation avec d’autres œuvres, et non pas être noyée dans un ensemble. Devant un nombre trop important d’œuvres, il n’est possible ni de s’occuper en particulier d’un tableau, ni de créer une structure générale cohérente.
Naturellement choisir des œuvres parmi d’autres indique la nécessité d’un critère de sélection, sous-entend qu’il existe des œuvres d’un intérêt esthétique supérieur et d’autres plus secondaires. Certes ces actions de sélection sont difficiles à entreprendre pour notre siècle, siècle de la relativité générale, qui se défie des jugements de valeur. Une norme n’est jamais absolue. Comme l’a montré Francis Haskell elle varie souvent au cours du temps et des modes. Ce qu’on trouvait beau hier ne l’est plus à présent… Mais un musée n’est-il pas de toutes les façons un état du goût à un moment donné, ne doit-il pas oser afficher ce qu’il préfère, même si ces préférences changeront demain ? Des œuvres sont actuellement plus appréciées que d’autres, le public a le droit de savoir lesquelles. Cette réflexion nous amène à la question du chef-d’œuvre.
Valoriser les chefs-d’œuvre dans une présentation constitue un élément didactique. Il permet au visiteur de savoir quels sont les tableaux reconnus comme étant les plus importants sur le plan esthétique. Il permet aussi de rythmer un parcours, de créer des points forts, des temps d’arrêt. Il convient certes de se méfier de « l’effet chef-d’œuvre ». Le visiteur se trouve souvent désemparé devant des tableaux trop célèbres, trop sacralisés, trop mis hors du temps. Il ne sait quelle réaction avoir, se sent obligé d’admirer, n’ose pas être déçu. Il a du mal à faire fonctionner son esprit critique, à abandonner toute idée préconçue, à tout simplement observer, à voir une toile avant de voir un chef-d’œuvre. La Joconde ainsi est une « illustre incomprise » (André Chastel) devant laquelle le spectateur n’a le choix qu’entre deux possibilités : l’adhésion inconditionnelle et béate (le plus fréquent) ou l’ironie, la moquerie (le L.H.O.O.Q. de Duchamp). Etant donné les réactions inauthentiques du public face aux chefs-d‘œuvre, Régis Michel, pour son exposition Géricault au Grand Palais, se réjouissait même de ne pouvoir présenter, du fait de sa taille, le Radeau de la Méduse. Le peintre romantique ne se trouvait plus ainsi réduit à une seule toile. Pour éviter cet « effet chefs-d’œuvre », il doit être nécessaire de le placer certes isolément sur une cimaise, mais en même temps en relation avec son époque, relié aux autres œuvres dont il constitue l’emblème. Il faut noter qu’il est possible, devant un chef-d’œuvre, d’installer un appareil didactique plus important, le visiteur étant prêt à plus d’effort. Il lira toujours les textes placés devant la Joconde ou la Vénus de Milo. Les chefs-d’œuvre doivent donc être expliqués, remis en contexte, et non pas niés.
Le musée des Beaux-Arts de Rouen, dans sa nouvelle présentation, a nettement affiché l’idée d’un « parcours rythmé par des chefs-d’œuvre autour d’un principe de sélection ». Les chefs-d’œuvre sont disposés isolément sur des épis placés en évidence dans les salles, un épi par salle. Le visiteur distingue ainsi facilement les œuvres maîtresses des autres toiles. Des banquettes sont disposées pour pouvoir s’arrêter et les contempler sans fatigue. Ces épis de plus bouchent la perspective sur la salle suivante. Le visiteur de ce fait est invité à stopper sa marche pour regarder les toiles, et non pas à traverser le musée au pas de charge. Autour de ces épis, sur les cimaises, les autres œuvres sont accrochées d’une façon très aérée, sans accumulation. La saturation est ainsi évitée. Le visiteur peut calmement observer les toiles sans crainte d’être débordé. Il est clair qu’une cimaise trop chargée rend difficile la vision d’un tableau en particulier. Toutefois, une réserve visitable a aussi été installée, où il est possible de voir, cette fois-ci selon un accrochage très serré, les tableaux de deuxième ordre, les épigones qui n’ont pas trouvé place dans le parcours du musée. Cette idée de réserve visitable, qui serait née à la National Gallery de Londres voici trente ans, permet de concilier l’accueil du spécialiste et du grand public, permet à la fois de tout montrer et de garder un parcours aéré.
De fait, montrer des œuvres d’épigones, de suiveurs, des toiles secondaires, a aussi son intérêt. Le visiteur évite ainsi de croire que les époques anciennes ne créaient que des œuvres exceptionnelles, à la différence d’aujourd’hui. Les toiles de petits maîtres instruisent, par comparaison, que réaliser un chef-d’œuvre n’a rien de banal, même au temps de la Renaissance. Mais s’il est intéressant de présenter les deux, la distinction entre chef-d’œuvre et épigone doit être clairement faite, en exposant les uns d’une façon isolée et aérée, aux point forts du circuit, les autres selon un accrochage serré et dans des endroits secondaires.
Les problèmes du choix des œuvres, de la distinction entre œuvres principales et secondaires, prennent une tournure particulière au XIX e siècle, siècle où cohabitent la peinture officielle et celle d’avant-garde. Faut-il ne montrer de cette époque que l’art considéré aujourd’hui comme le meilleur ? C’était le parti adopté par l’ancien jeu de Paume, - en réaction contre l’encore plus ancien musée du Luxembourg qui exposait principalement l’art officiel. Le Jeu de Paume, en ne présentant que les impressionnistes, proposait en fait au public une vue très partielle et rétrospective de l’art du XIXe siècle, art vu uniquement sous l’angle de celui qu’il préfigura. Les enjeux culturels propre à ce siècle, sa diversité picturale, étaient occultés. Le public pouvait croire que cette époque n’avait engendré que les impressionnistes, et cela sans même savoir d’où ce mouvement était issu, qu’elles étaient ses origines.
Le musée d’Orsay a choisi lui de confronter peinture impressionniste et peinture officielle. Le résultat montre que les frontières entre les deux n’étaient pas aussi étanches qu’on le pensait. Les artistes d’avant-garde, aussi novateurs qu’ils pouvaient l’être, appartenaient à leur époque, baignaient dans le milieu du Salon, de l’académisme, même si ce milieu leur servait de repoussoir. Par exemple, les grands formats de Courbet deviennent plus compréhensibles face aux Romains de la décadence de Thomas Couture, nous rappelant que les artistes d’alors cherchaient tous à présenter des « grandes machines » au Salon afin de se faire remarquer. Le visiteur peut ainsi comparer l’Olympia de Manet et La naissance de Vénus de Cabanel, œuvres contemporaines placées à proximité. Il sera en mesure de constater en quoi ces deux tableaux appartiennent au même climat, et en quoi l’Olympia s’en éloigne. Le parcours d’Orsay illustre également comment Degas, dans sa jeunesse, était proche d’artistes académiques tels que Moreau ou Puvis de Chavannes, dans la lignée d’Ingres. L’exhumation des peintres officiels nous rappelle du reste qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement unitaire, mais regroupant un très grand nombre de tendances, dont des tendances naturalistes, réalistes, orientalistes…, regroupant aussi des peintres maintenant admirés comme Moreau ou Puvis.
Le musée d’Orsay a-t-il cependant, comme on le lui a parfois reproché, mélangé sans jugement critique peinture officielle et peinture d’avant-garde, dans un souci de réhabilitation, de consensus général ? Cela ne semble pas être le cas. Une différence de traitement existe entre les artistes. Courbet, Manet, Degas…, ont chacun une ou plusieurs salles dédiées, sont représentées par un très grand nombre d’œuvres. Le déroulement de leur carrière respective peut être suivi dans son intégralité. Ils ont aussi droit aux meilleurs emplacements, à la meilleure lumière. Cabanel, Gérôme, Bouguereau… ne sont eux illustrés que par quelques œuvres ? C’est cette différence de traitement qui induit un jugement. Le visiteur peut ainsi comprendre qui sont les artistes considérés comme les plus importants, mais sans ignorer l’existence des autres. Il sera en mesure de juger par lui-même de la valeur des artistes pompiers. De plus, le parcours du musée nous donne l’évolution des relations entre les artistes officiels et novateurs. La grande nef (l’art d’avant 1870) nous les montre mélangés, les artistes novateurs étant encore liés aux pratiques académiques. Le quatrième étage (l’art après 1870) nous présente cette fois les impressionnistes seuls, ceux-ci ayant alors totalement rompu avec le Salon. Nous pouvons donc réaliser que des solutions existent entre ne montrer que le meilleur et tout mettre sur le même plan.
A4 L’agencement des oeuvres entre elles une fois la structure générale déterminée
Une fois la structure générale, les grands découpages de l’accrochage déterminés, apparaît la question de l’agencement des œuvres dans le détail. Comment faire correspondre les œuvres de façon à ce qu’un dialogue, des relations subtiles, puissent s’instaurer entre elles. Le visiteur doit sentir que quelque chose se passe entre les toiles présentées, et non avoir le sentiment d’un assemblage morne, sans vie, trop systématique. Les critères permettant d’établir ces relations sont très variés, des critères chromatiques, formels, stylistiques, thématiques, historiques, volumétriques… Un dialogue de contrepoints est également possible, dialogue visant à opposer deux tendances en les mettant dans un voisinage proche, à ouvrir des perspective entre deux tableaux de style contraire, par exemple baroque et classique, florentin et siennois… à montrer l’évolution d’un style à l’autre, par exemple du maniérisme au caravagisme. Naturellement une partie de ces rapprochements existant entre les tableaux est évidente et issue de la structure générale de l’accrochage. Les tableaux d’un même artiste, d’une même époque, d’une même école auront certes des points communs. Mais si l’agencement des œuvres est très réfléchies, ces rapports pourront se faire plus en profondeur, sur plusieurs niveaux, avec des relations subtiles tempérant parfois un accrochage trop linéaire. Il faut noter que de telles relations sont plus faciles à entreprendre si l’on a choisi de ne pas tout montrer, de ne pas en mettre le plus possible. Ainsi au musée des Beaux-Arts de Caen, beaucoup de cimaises attendent leur tableau. Mais Alain Tapié se refuse à remplir ces vides par n’importe quelle œuvre se trouvant dans les réserves du musée. Un tableau sans lien attendra une nouvelle acquisition. Prenons quelques exemples d’agencements réussis :
A l’exposition Cézanne du Grand Palais était mis côte à côte une nature morte de pommes et oranges et une nature morte aux crânes, les deux datant de la fin de la vie du peintre. Cette confrontation suggérait au spectateur le rapprochement qu’il est possible de faire entre les pommes et les crânes, le glissement qui peut s’opérer de l’un à l’autre, de l’autre à l’un. Les pommes de Cézanne ainsi n’apparaissaient pas aussi vides de symboles qu’on peut le penser. En retour, les crânes du peintre ne semblent pas si terribles que cela, mais seulement un motif plastique comme un autre (Cézanne possédait plusieurs crânes dans son atelier). Si ces natures mortes aux crânes avaient été présentées avec celles qu’il réalisa dans sa jeunesse, encore dans la tradition des Vanités, leur appréciation eut été différente, plus morbide et pathétique.
La Flagellation du Christ à la colonne du Caravage, chef-d’œuvre du musée de Rouen, est bien sûr disposée sur un épi isolé, placé à l’extrémité principale de la salle. Au milieu de cette pièce, le visiteur qui la contemple peut avoir son regard dirigé vers trois autres perspectives ouvrant sur trois autres salles, l’une sur la salle précédente où est installé une grande Nativité de Rubens, les deux autres sur les deux salles latérales, où apparaissent à gauche la Sainte Face présentée par deux anges, de Vignon, à droite le Christ mort soutenu par un ange, attribué à Daniele Crespi. Ce jeu de perspective permet de remettre le tableau du Caravage à la fois dans une confrontation stylistique (deux exemples de post-caravagisme et en contrepoint le baroque de Rubens) et dans un environnement iconographique cohérent (différentes scènes de la vie du Christ qui replace la Flagellation dans son contexte).
Le département des peintures du Louvre montre un passage très intéressant à partir de la salle des peintres de Louis XIV. Au centre de cette pièce se trouve naturellement le très grand portrait de Louis XIV par Rigaud, Roi-Soleil rayonnant au milieu de ces sujets. Autour se tiennent respectueusement des portraits de ses courtisans, des œuvres de ses premiers peintres (Le Brun puis Mignard) et des scènes de bataille (par Parrocel et Van der Meulen) glorifiant ses victoires. L’organisation de cette salle symbolise donc en elle-même l’organisation politique de l’Ancien Régime, centrée sur la toute puissance du roi. Le visiteur pourra notamment remarquer que seul le monarque a droit à un portrait en pied. Le brun et Mignard se sont aussi fait représenter dans des portraits solennels très prestigieux, à l’image de l’effigie royale. Mais ils n’ont pas eu l’outrecuidance d’apparaître en pied, pose qui revenait généralement au roi seul, ou aux très grands personnages.
La salle suivante est bien différente. Le tableau mis cette fois-ci en évidence par sa taille et son emplacement est le Gilles de Watteau (L’embarquement pour Cythère, autre œuvre maîtresse du peintre, étant relayé sur un mur de côté), aussi un grand format et un portrait en pied. Le visiteur peut ainsi constater que ce Pierrot lunaire s’autorise à prendre une pose réservée seulement aux plus grands personnages, sans doute parce que sa naïveté le lui permet, tel le bouffon du roi. Cette pose est en fait destinée à le tourner en dérision, à se moquer de sa simplicité, même si elle parvient aussi, au-delà de l’aspect ironique, à lui donner une grande profondeur psychologique. La mise en relation, d’une salle à l’autre, entre le Louis XIV et le Gilles apparaît donc comme étant très significatives, montrant un changement de style, d’époque, de mentalité…
Mais faut-il limiter ainsi ces possibilités de rapprochements, de dialogues ? N’est-il pas possible de vouloir mettre en relation une toile avec autre chose qu’une autre toile, de vouloir la prolonger par d’autres arts ?
B Prolonger la peinture par d’autres arts
Jusqu’ici nous n’avons étudié que les rapports pouvant exister entre les tableaux. Mais la réalité n’est pas aussi cloisonnée. A toutes les époques, la peinture a connu de nombreux liens avec les autres arts, que cela soit des relations d’influences d’un art à l’autre, ou un esprit commun, un même style présidant à la création dans différents domaines.
Il semble dommage que le musée ne montre pas souvent ces rapports entre disciplines. Il peut certes le faire avec un appareil didactique, à l’aide de fiches de salle, de reproductions… Mais dans un musée la manière la plus logique est tout de même la confrontation directe, suivant les richesses de sa collection. Le public aura ainsi une vue beaucoup plus vivante et globale de l’art d’une époque. Mélanger les arts évite de laisser croire que chacun d’eux a suivi un chemin isolé et cloisonné, permet de multiplier les possibilités d’ouverture, de contrepoints entre les œuvres, d’étoffer leurs contextes artistiques, permet aussi de rompre avec la monotonie des théories de tableaux se suivant les uns après les autres. Nous avons en effet constaté qu’un parcours, pour être appréhendable, doit être rythmé, avoir des moments forts, des points d’arrêts. La mise en relation de la peinture avec d’autres disciplines peut créer de telles ponctuations. Prolonger la peinture par d’autres arts est une des solutions possibles à la question de l’accrochage.
B1 Peinture et sculpture
Les rapports entre la peinture et la sculpture sont naturellement très nombreux et divers, ces deux disciplines étant des disciplines sœurs, qui ont connu un statut et une évolution comparable dans l’histoire de l’art en occident. Il parait donc normal de les rapprocher.
Cependant, montrer ensemble peinture et sculpture n’a rien d’évident, ces deux domaines demandant des conditions d’exposition très différentes. Ainsi la nature de l’éclairage mettant le mieux en valeur la peinture n’est pas le même que pour la sculpture, zénithal pour l’un, latérale pour l’autre. De plus peinture et sculpture ont souvent beaucoup de difficultés à dialoguer. Un tableau dans une salle de sculpture risque de n’être vu que comme une toile décorative. De même une sculpture dans une présentation de peinture passera souvent inaperçue, rentrant dans le décor. Le peintre Ad Reinhardt a défini cette situation avec humour : « Une sculpture est sur ce quoi l’on bute quand on veut regarder un tableau. » C’est notamment le cas à la Grande Galerie du Louvre, où les sculptures, pourtant des œuvres insignes d’époque romaine, passent inaperçues de la plupart des visiteurs. Mais il s’agit là de problèmes de scénographie qui peuvent toujours être résolus, au cas par cas. Des contraintes institutionnelles empêchent aussi parfois cette confrontation. Au Louvre notamment la segmentation du musée par département ne rend pas les rapprochements faciles, chaque secteur ne tenant pas à se démunir de ses œuvres. Ainsi même le double portrait de Marie Serre, la mère de l’artiste, peinte par Rigaud et le buste de Coysevox exécuté d’après ce tableau, ne sont pas réunis. Il est besoin d’un grand cartel pour nous renvoyer de l’un à l’autre. Des exemples où peinture et sculpture sont réunis existent cependant, nous montrant tout l’intérêt qu’un tel mélange comporte.
Ces exemples peuvent en premier lieu nous montrer les relations d’influences qui vont d’un art à l’autre, parfois à travers les siècles et les pays. Ainsi exposer des sculptures ou des masques africains à côté de tableaux cubistes ou d’autres tendances du début du XX e siècle est devenu maintenant très fréquent dans les musées d’art moderne, depuis les premiers exemples remontant peut-être à la fondation Barnes. A Paris, le M.N.A.M. du Centre Pompidou et le musée Picasso offrent ce type de rapprochement. L’influence de l’ « art nègre » sur la peinture du début du siècle se trouve ainsi clairement affirmée. Le musée de Rouen propose lui un autre cas d’influence, moins souvent montré, celui de la sculpture antique sur l’école de Fontainebleau. Il est en effet placé à côté du Bain de Diane de François Clouet, dans l’axe d’une des nymphes entourant Diane, une sculpture romaine représentant Omphale, du premier siècle avant J.C., sculpture qui a la même pose de jambe que la nymphe, et surtout le même canon de figure. Nous constatons en passant comment les collections des musées de province peuvent s’articuler pour arriver à produire du sens, un parcours cohérent, malgré leur nature lacunaire, des collections disparates. Mais il ne faut pas avoir peur de mélanger les arts et les époques.
Confronter peinture et sculpture peut aussi nous permettre d’observer les affinités stylistiques existant au sein de deux arts au cours d’une même période. Le musée d’Orsay a choisi de présenter ces deux arts dans un même espace, et non pas dans des départements séparés. Certes, la sculpture du XIX e siècle est généralement plus à mettre en relation avec la peinture académique que celle d’avant-garde. Mais ces relations sont pleine de sens, offrant une vue plus large du mouvement de l’art officiel, du panorama artistique de l’époque. Les diverses sculptures néo-antiques, néo-renaissances, néo-florentines constituent un excellent prolongement des Romains de la décadence de Thomas Couture. La Femme piquée par un serpent de Clésinger est judicieusement placée à côté de deux œuvres de Cabanel, Paolo et Francesca, et la Naissance de Vénus. Nous retrouvons en effet dans ces trois œuvres le même motif de la femme tombant en pâmoison, que celle-ci soit piquée par un serpent, assassinée, ou en train de naître de l’écume de la mer. Nous comprenons donc que ce motif est un poncif de l’art du Second Empire. Cette confrontation rend encore plus évident le fait que la Vénus de Cabanel semble plaquée sur la mer, et non pas intégrée à elle, sortant d’elle. Le musée d’Orsay a aussi réussi à présenter ensemble les œuvres des artistes pratiquant à la fois peinture et sculpture. Les carrières de Daumier, Degas, Renoir, Gauguin, ne sont pas ainsi fragmentées en plusieurs endroits, ce qui eût été dommage.
Le M.N.A.M . du Centre Pompidou présente également en parallèle peinture et sculpture, trouvant des relations subtiles entre ces deux arts. Ainsi les stabiles et les mobiles de Calder s’accordent remarquablement avec l’univers onirique de Miró, sans que l’on puisse dire s’il y a influence de l’un à l’autre. Les portraits hagards et brutaux de Dubuffet montrent un sentiment de la présentation humaine assez proche des figures filiformes de Giacometti, au même moment de l’après-guerre. Les sculptures cubistes de Laurens sont naturellement présentées dans les salles cubistes du musée. Plus avant, le style suivant de Laurens, style plus proche du néoclassicisme, est mis en relation avec la deuxième manière de Fernand Léger (son style le plus connu), qui a connu une évolution similaire à la même époque. Nous retrouvons chez ces deux artistes une rondeur et une générosité des formes humaines tout à fait comparables. L’ Esprit de notre temps de Raoul Hausmann est placé à côté du portrait d’Apollinaire par De Chirico, nous suggérant que la tête d’Hausmann (une marotte de coiffeur) est peut-être inspirée des « mannequins métaphysiques » de De Chirico.
Nous observons ainsi que le dialogue entre peinture et sculpture est très fructueux pour l’art moderne. Citons un dernier exemple proposant un rapprochement très inattendu. La Tate Gallery de Londres, dans son nouveau accrochage, présente une salle intitulée « Two realisms : pop and minimal art ». Rapprocher la sculpture minimaliste avec la peinture du Pop art semble à première vue assez incongru : d’un côté nous avons un art élitiste à la recherche de sa pureté et de son essence, de l’autre un art tirant son inspiration de la société de consommation. Pourtant la confrontation dans une même salle de ces deux tendances permet de découvrir ce que les critiques avaient déjà remarqué : ces deux arts, en apparence antinomiques, possèdent un esprit très voisin, utilisant tous les deux un style littéral, neutre, sériel, froid, un style où l’artiste ne semble pas être intervenu, un style proche de la production industrielle. Ainsi Andy Warhol en affichant sur un grand diptyque 50 fois le portrait de Marilyn n’est pas si éloigné de Carl Andre, qui assemble 144 plaques identiques de métal sur le sol. En acceptant de bouleverser les chronologies, les classements stylistiques, les écoles, les mouvements et la segmentation par discipline, le musée peut donc produire des rapprochements très originaux et parlants.
B2 L’architecture du musée
L’architecture du musée peut ne pas seulement être un réceptacle neutre, n’ayant pour fonction que la conservation et la monstration des œuvres, mais aussi une manière de les introduire ou de les prolonger. Des exemples en sont donnés dans les années 1980 avec la réutilisation d’anciens bâtiments, une pratique que cette décennie a remis à l’honneur. Ce type de transformation n’a pas toujours été très apprécié des modernistes, ceux-ci considérant que le musée doit être un lieu fonctionnel, spécialement adapté pour sa fonction, et non pas un ancien bâtiment dont on ne sait plus quoi faire et qui n’a pas été conçu pour cela. Pourtant ces anciens lieux peuvent permettre de situer une époque, un climat, un contexte historique, artistique… , replaçant les tableaux dans l’ambiance qui régnait au moment de leur création.
Le musée d’Orsay appartient à ce type d’édifices. Ce projet connut quelques critiques, une ancienne gare n’ayant rien de commun avec un musée. Cependant ce bâtiment restitue au public le climat de l’époque. Il symbolise en lui-même, dans son style architectural, l’esprit et les contradictions du XIX e siècle : goût historiciste, volonté d’apparat et d’éblouissement, mais aussi modernité sous-jacente dans l’emploi d’armatures métalliques cachées et de verrières. Le thème même de la gare est un thème central de la modernité, repris dans la littérature du temps, mais aussi par les impressionnistes. Nous constatons donc que remployer une ancienne gare est même ici sans doute plus signifiant que réutiliser un musée des Beaux-Arts de l’époque. Cette gare, du reste, « a l’air d’un palais des Beaux-Arts » comme le remarqua le peintre Edouard Detaille en 1900, avec ce même parti de flamboyance et de somptuosité. La grande nef peut évoquer les grandes nefs des Salons et des Expositions Universelles, évocation accentuée par les mélanges entre peinture et sculpture, art officiel et art d’avant-garde, mélanges que l’on retrouvait dans ces « grandes foires » du XIXe siècle. L’emplacement du musée d’Orsay possède également son intérêt, au centre de nombreux édifices incarnant aussi le milieu culturel de ce siècle, édifices que le visiteur peut observer des fenêtres du quatrième étage du musée : le Louvre, l’école des Beaux-Arts, la Tour Eiffel, le Grand et le Petit Palais, l’Opéra, et plus généralement les grandes percées du Paris d’Haussmann. Nous sommes ainsi replongés dans l’ambiance de l’époque.
Le musée Picasso de Paris suscita aussi des réserves, le parangon de la peinture moderne se retrouvant dans un hôtel du XVIIe siècle qu’il n’avait pas même habité. Pourtant l’hôtel Salé correspond certainement mieux à l’esprit de Picasso qu’un bâtiment de type Bahaus. Il nous rappelle que Picasso avait un goût des vieilles pierres, a vécu à diverses reprises dans des demeures à caractère historique (l’atelier des Grands Augustins, Boisgeloup, « La Californie », Vauvenargues). Les salles même du musée (les anciennes pièces de l’hôtel Salé) nous replacent quelque peu dans le climat de création des œuvres, puisque Picasso travaillait souvent dans les pièces des demeures qu’il habitait, pièces reconverties en atelier. Ainsi l’hôtel Salé, tout comme le quartier où il se situe, quartier encore très imprégné par le passé, semble en accord avec l’œuvre de Picasso, œuvre tout autant tournée vers la tradition que la modernité. Il permet au public d’aborder la peinture du peintre espagnol d’une façon plus sensible que dans un musée d’art du XXe siècle, par l’évocation du climat que celui-ci aimait.
B3 La mise en espace
La mise en espace de l’œuvre dans le musée constitue également une occasion pour prolonger celle-ci, lui donner une dimension supplémentaire. Il existe certes aussi la possibilité de vouloir, comme pour l’architecture, neutraliser l’environnement, de vouloir que l’espace s’efface devant les œuvres. Un choix est donc à faire, le plus dangereux étant sans doute de mélanger les deux, de ne pas oser trancher.
Prolonger l’œuvre par la mise en espace signifie jouer avec l’éclairage, la couleur, les cimaises, le décor, l’organisation de la pièce…, de façon à ce que le résultat permette d’ajouter quelque chose à l’œuvre, de la rendre plus signifiante. Il peut être question de vouloir reconstituer ou suggérer l’endroit où il était originellement exposé. Ce fut le cas pour l’exposition Seicento du Grand Palais en 1988, où la mise en espace suggérait l’environnement architectural et scénographique pour lesquels ces tableaux avaient été conçus, c’est-à-dire la galerie de l’hôtel La Vrillère. Le catalogue de l’exposition précise « La peinture baroque joue avant tout sur le choc visuel qu’elle provoque sur le spectateur : il aurait été dommage d’envisager une présentation classique des œuvres. Ainsi les effets de surprise que rencontrait le visiteur de l’exposition, effets ménagés par la scénographie, étaient comparables à ceux que pouvait connaître un visiteur de l’hôtel au XVII e siècle, hôtel où l’on créait alors « une véritable mise en scène d’une collection de tableau ».
Cependant restituer de façon mimétique les lieux pour lesquels les œuvres étaient destinées constitue une pratique peu usitée et assez décriée au sujet des présentations de peinture, à la différence de l’archéologie par exemple. Il est vrai qu’une toile sur une cimaise n’est sans doute pas aussi « suspendue » qu’une poterie néolithique ou une statuette égyptienne. Depuis la Renaissance, une imbrication existe entre l’histoire de la peinture et celle du musée, une interaction mutuelle, la conception de l’un rejaillissant sur celle de l’autre. Ainsi, quelque pu être sa première destination, une peinture dans un musée se trouvera toujours dans un lieu possédant une histoire fortement liée à la sienne, à la différence d’un objet appartenant à une autre civilisation. Il faut du reste opérer une distinction entre la peinture ancienne en effet plus ou moins décontextualisée, et la peinture moderne (XIX e et XXe siècle) dont le but final était le musée. Enfin les artistes contemporains qui contestent l’institution muséale se placent aussi dans ce contexte de l’art de musée, contribuant à son évolution. Pour donner une idée au public de la présentation d’origine des œuvres, le moyen le plus approprié est peut-être, dans la plupart des cas, l’utilisation de documents (gravures, vidéos, photos…). Ainsi l’exposition Passions privées proposait au commencement de chaque collection une photographie de l’intérieur du collectionneur, photographie montrant la façon dont les œuvres étaient disposées dans leur cadre habituel. L’exposition n’a donc pas cherché à vouloir reconstituer physiquement ces intérieurs – entreprise périlleuse et pas toujours la plus signifiante au sujet de la peinture.
Mais la mise en espace peut aussi avoir pour but de prolonger l’esprit de l’œuvre, son ambiance, de saisir son concept, d’entrer en concordance intime avec elle. L’espace est alors utilisé d’une manière affective, sensible, en ayant l’intention de créer des liens, des accords, avec les tableaux présentés, et ainsi d’aider le public à leur appréhension. Ces accords se feront plus facilement dans les petits musées ou les expositions, c’est-à-dire dans des présentations qui n’ont pas à s’occuper de tous les courants de l’histoire de l’art. A nouveau, il est nécessaire de choisir les œuvres, de savoir lesquelles seront mises en valeur. Observons quelques exemples :
Les Quatre Saisons de Poussin sont placées au Louvre dans une rotonde isolée. La forme circulaire de la rotonde est en accord avec cet ensemble très complexe où la notion de cycle, d’éternel recommencement, possèdent une grande importance : cycle de la nature, cycle des saisons, cycle des heures de la journée, cycle des âges de la vie, cycle biblique (le serpent tapi dans l’ombre des rochers du Déluge renvoie à celui du péché originel, au premier tableau). Le musée de Rouen présente sa salle des icônes selon un éclairage dirigé, illuminant les œuvres tout en laissant le reste de la pièce dans l’obscurité. Ce type d’éclairage crée un espace dramatique, intense, religieux, évidemment en accord avec l’esprit des icônes. La salle Géricault du même musée, salle un peu à l’écart du circuit, possède des cimaises colorées d’un rouge étrusque soulignant le côté sombre et cruel du style de cet artiste. Nous constatons ainsi de quelle façon l’éclairage, la configuration de la salle et la couleur des cimaises peuvent aussi prolonger l’œuvre.
B4 Musique et vidéo
La musique peut parfois constituer un moyen d’introduire l’œuvre, moyen assez original. Un musée ne doit certes pas devenir un endroit trop bruyant, mais des associations entre peinture et musique sont cependant réalisables. Dans les exemples que nous allons donner, le niveau sonore était acceptable, ne gênant pas la contemplation des œuvres.
L’exposition Visages de l’icône aménagea au milieu de son parcours un endroit où il était diffusé de la musique orthodoxe. Un long banc était installé, permettant ainsi au visiteur d’écouter tout en se reposant, de se reposer tout en restant dans l’esprit des icônes.
L’exposition Schönberg organisée cet automne au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris constituait un cas un peu particulier. Il était en effet question de la peinture d’un homme qui fut avant tout musicien. Une muséographie spéciale, mélangeant les deux arts, s’imposait donc ici d’elle-même. Une salle d’introduction au parcours (salle comportant aussi des textes didactiques) diffusait un morceau de Schönberg de 1909, de la même époque que les œuvres présentées, et exprimant le même sentiment d’angoisse et de difficulté existentielle. Le style de ce morceau, bien que au bord de l’illisibilité, était encore « compréhensible », traditionnel, influencé par un post-romantisme proche de Brahms. Le parti de l’exposition était justement de montrer comment Schönberg dans ces années (années de plus difficiles sur un plan personnel) n’osait pas perdre ces repères, rompre avec la tonalité, rompre avec ses maîtres, et comment ce fut la peinture qui l’aida à franchir le pas. La peinture fut en effet pour Schönberg un instrument cathartique, la soulageant de la pression qu’il subissait avec la musique, un instrument lui permettant de se libérer de ses doutes sans toucher à la musique, art le concernant trop. Ainsi, après ce difficile période, Schönberg, alors passé au dodécaphonisme, ne peignit pratiquement plus jamais. Nous constatons donc à quel point ce morceau de 1909 était essentiel à l’exposition et devait même être placé au début de celle-ci. Des sièges individuels étaient installés, permettant à celui-ci d’être écouté et pas seulement entendu. Dans la suite du parcours, après les peintures, le visiteur rencontrait une salle de musique, où il pouvait apprécier d’autres compositions de Schönberg, de diverses époques.
Le musée est donc en mesure de rendre le climat d’une œuvre par des moyens originaux tel que la musique. La vidéo constitue une autre possibilité peu classique, non pas la vidéo à caractère didactique, visant à instruire, mais la vidéo conçue elle-même comme une œuvre d’art, prolongeant l’œuvre picturale par un autre médium.
Il y a quelques années, le M.N.A.M. du Centre Pompidou tenta une expérience dans ce sens. Il commanda 20 clips à 20 réalisateurs. Ces derniers avaient une totale liberté pour créer une vidéo à partir d’une œuvre précise du musée. La seules contraintes étaient que cette vidéo ne dure pas plus d’une minute (pour permettre au visiteur de la visionner rapidement) et que l’œuvre illustrée apparaissent à la fin du clip, entièrement reconstituée, et avec son titre (le visiteur comprenait ainsi le but de cette vidéo). Il s’agissait donc de la création d’un artiste à partir de l’œuvre d’un autre artiste, sans aucun propos pédagogique. Le résultat dépendait du talent du réalisateur. Une telle pratique semble naturelle dans un musée d’art contemporain. Mais pourquoi ne serait-elle pas envisageable ailleurs ?
B5 Citations littéraires
Essayons maintenant de prolonger l’œuvre par l’écrit. De la même façon que pour la vidéo nous n’évoquons pas ici l’écrit didactique, informatif, mais l’écrit littéraire, poétique, expressif, l’écrit qui ne cherche pas à analyser un tableau mais à entrer en résonnance avec lui, à en saisir de façon intuitive sa vérité, son essence. A priori, comme pour tout écrit dans un musée, il est préférable d’utiliser une phrase courte plutôt qu’un long texte, un mot synthétique, une citation résumant une œuvre, un style, un artiste… Il faut noter que le langage a toujours une situation spéciale entre le spectateur et le tableau. Le spectateur, pour pouvoir appréhender une toile, a souvent besoin de nommer, à besoin de mots, de phrases, de définitions… Ces citations lui en proposent, à un niveau supérieur, plus profond que le niveau informatif.
Ces citations peuvent partir de l’artiste lui-même, ou bien de critiques d’art, d’écrivains, de poètes (du style des Phares de Baudelaire par exemple, ou les textes surréalistes en rapport avec les peintres du même mouvement… ) Mais il est également envisageable de proposer des citations plus générales, définissant le climat mental, culturel, d’une époque (par exemples des citations d’humanistes pour la Renaissance). De fait, le nombre et la diversité des petites phrases qu’il serait possible de mettre en valeur semble très grand pour chaque artiste et chaque époque. Les murs mêmes de l’exposition paraissent les lieux les plus appropriés pour placer ses phrases. Il vaut certes mieux éviter de les installer à des points où elles gêneraient les œuvres. Les endroits les plus indiqués sont sans doute entre les salles, en début ou en fin de salle, dans les escaliers montant d’un étage à l’autre comme c’est le cas au Grand Palais… Le visiteur doit pouvoir lire ces phrases très rapidement, sans grand effort, tandis qu’il passe d’une section à l’autre du parcours.
Les dernières expositions monographiques du Grand Palais (Cézanne, Poussin) ont utilisé ce système de la citation. Retranscrits sur les murs, les propos qu’a pu tenir Cézanne sur la peinture permettait de mieux saisir l’essence de sa création : « Jai voulu faire de l’impressionnisme quelque chose de solide et durable comme l’art des musées. », « Il faut bien voir son modèle et sentir très juste ; et encore s’exprimer avec distinction et force. Le goût est le meilleur juge, il est rare.» Ce type de propos donnait au public une définition du style de Cézanne plus sensible qu’un éventuel texte didactique.
Ces citations étaient naturellement placées en correspondance avec les œuvres présentées. Ainsi la phrase « On ne se substitue pas au passé, on y ajoute seulement un nouveau chaînon » était située à l’entrée de la salle des dessins, salle où l’on pouvait notamment voir de nombreuses copies que Cézanne fit au Louvre. Et à l’entrée de la dernière salle survenait cette réflexion du peintre « J’ai réalisé quelques progrès. Pourquoi si tard et si péniblement ? L’art serait-il en effet un sacerdoce qui demande des purs qui lui appartiennent tout entier ? » De la même façon, un an plus tôt, à l’exposition Poussin, au même endroit du parcours, nous pouvions lire : « L’on dit que le cygne chante plus doucement lorsqu’il est voisin de la mort. Je tâcherai à son imitation de faire mieux que jamais. » Enfin le mot de Cézanne « Les causeries sur l’art sont presque inutiles » semblait de circonstance non seulement en relation avec son œuvre, mais aussi au regard de tous les livres et les articles écrits sur le peintre à l’occasion de l’exposition, au regard de cette pléthore impressionnante de publications qui attendait le visiteur à la fin de son parcours, dans la librairie du Grand Palais. Ce simple mot pouvait lui permettre de relativiser cette masse d’écrits, de s’en libérer, de lui faire comprendre qu’il n’aura pas forcément besoin de lire tout cela pour « comprendre Cézanne ». Du reste, j’ai pu observer de nombreux visiteurs l’approuver très fortement.
L’exposition Schönberg proposait aussi de nombreuses citations. Parmi celles-ci une, placée à l’entrée, écrite par son ami Kandinsky, avait l’avantage de résumer l’esprit des œuvres présentées : « La peinture de Schönberg, j’aimerai l’appeler la peinture du seulement. » Cette phrase offrait au visiteur un raccourci de la nature de cette peinture, montrant à la fois son dépouillement, son austérité, sa stricte nécessité, son aspect anti-spectaculaire, aussi le fait qu’il est question d’une peinture d’un non peintre, exécutée « seulement » dans un but précis, en l’occurrence psychologique.
B6 Mixage des arts
Pour l’instant, nous n’avons étudié que les relations de la peinture avec les autres arts, pris chacun séparément. Mais pourquoi ne pas tout mélanger, tout mixer, afin de montrer dans son intégralité et son foisonnement la richesse d’une époque ? Pourquoi ne pas exposer tous les passages, les liens, pouvant exister d’un art à l’autre ? L’on pourra ainsi se convaincre que toutes les classifications opérées sur une période ne sont que des vues rétrospectives, des tentatives pour séparer, dans le but de les définir tant bien que mal, des éléments qui, au moment de leur création, se trouvaient étroitement imbriquées.
Ce type de revendication fusionnelle a surtout cours pour l’art moderne et contemporain, où, en effet, les anciennes catégories du musée se voient être largement bouleversées, où la question même du musée est souvent remise en cause. De récentes grandes expositions du Centre Pompidou ont pu donner des exemples de mixage des arts : en 1994 Hors-limites, en 1995, Le sexe dans l’art. Dans ces expositions , il était montré que des thèmes communs, des aspirations communes, dépassaient largement les anciennes catégories artistiques. Tous les arts se retrouvaient ainsi mélangés : la peinture, la sculpture, les arts graphiques, les installations, les happenings, la vidéo, les ready-mades… , sans oublier les pratiques difficiles à ranger dans quelque classification existante. Le public se défaisait ainsi de l’impression traditionnelle qu’il pouvait avoir du musée.
Le musée d’Orsay a également réussi à confronter les différentes disciplines. Il est parvenu à la faire dans les collections permanentes, paradoxalement peut-être même plus que le Centre Pompidou. Peinture, sculpture, arts graphiques, arts décoratifs, architecture, photographie, cinéma… sont dans ce musée très souvent mélangés. La vie culturelle du XIX e siècle nous apparaît ainsi dans toute son étendue, n’est plus seulement réduite aux impressionnistes.
Pour les siècles antérieurs, la notion de mixage des arts est souvent associée à celle de « period rooms ». Cette idée venue d’Amérique a pour but de reconstituer un salon, une chambre à coucher, l’atmosphère d’une époque, d’un mode de vie. Meubles, objets décoratifs, tableaux, tapisseries... sont ainsi mêlés, évoquant leur présentation d’autrefois. Ce type de muséographie, déjà ridiculisé en son temps par Marcel Proust, n’a jamais été très apprécié en France. « On ne met pas un Poussin au dessus d’une commode. », résume Michel Laclotte. Il est certain que, outre les problèmes très ardus de scénographie, le risque du pastiche est grand, le risque de l’atmosphère pittoresque à bon compte, qui offre un spectacle au public, mais n’amène pas du tout à la contemplation de l’œuvre. Essayons cependant d’analyser à Paris, dans son nouvel emplacement du quartier du Marais, un cas un peu similaire, le musée Cognacq-Jay, musée de « l’art de vivre du XVIII e siècle ». Imaginons les impressions d’un visiteur :
Celui-ci parcourt un lieu où peinture, mobilier, tapisseries, porcelaine, argenterie… sont très agréablement mêlés, donnant une impression générale de finesse, de distinction, de raffinement, de subtilité, de goût du plaisir… qui évoque en effet un « art de vivre XVIIIe siècle ». Cette impression est confirmée par le charme du lieu, l’hôtel Elzévir, le charme même du quartier du Marais, quartier qui lui aussi est un lieu de civilisation préservé, n’ayant pas connu les grands bouleversements de la capitale. Ce musée Cognacq-Jay serait donc une ancienne demeure du XVIIIe siècle qui a miraculeusement été protégé des vicissitudes du temps, qui a conservé son extrême raffinement jusque dans les moindres détails de son agencement intérieur.
Evidement tout est faux ! L’hôtel est du XVIe siècle, le quartier dans son aspect actuel surtout du XVIIe. Les objets de la collection sont bien eux du siècle des lumières, mais ils ont été rassemblés seulement au début du XXe siècle, de façon arbitraire, par Ernest Cognacq et Louise Jay, les fondateurs de la Samaritaine, assemblés du reste selon cette idée peut-être relativement caricaturale d’ «art de vivre du XVIIIe siècle », qui était courante en France depuis le Second Empire et les frères Goncourt. Le visiteur risque donc d’être amené à se tromper, à commettre des erreurs de jugement. Mais malgré ces erreurs, peut-être secondaires, n’aura-t-il pas tout de même retenu une impression sensible du XVIIIe siècle relativement proche d’une certaine vérité ? Il aura au moins pu se rendre compte que, à cette époque, la peinture possédait un esprit commun avec les autres arts, y compris les arts décoratifs. Comme le dit un panneau à l’entrée du musée, ce dernier « amène dans l’invraisemblable l’aspect du vrai ». Au contraire, au musée du Louvre, la présentation des peintures françaises du XVIIIe siècle, si elle n’induit pas à l’erreur, est plus froide et désincarnée, moins en rapport avec la grâce et le goût du plaisir exprimées par ces œuvres, séparée des autres arts et dans des salles sans doute de trop grandes dimensions pour ce siècle.
Les period-rooms ont donc peut-être leur validité, surtout pour les époques où la peinture est mêlée aux arts décoratifs, sans doute aussi plutôt pour les petits maîtres que pour les grandes figures solitaires en porte-à-faux avec leur temps. Certes Poussin n’a pas grand-chose de commun avec une chambre à coucher Louis XIII, ni Rembrandt avec un intérieur hollandais du XVII e siècle. Mais un petit maître de l’école du Nord, pourquoi pas ? A nouveau, il faut juger au cas par cas, artiste par artiste.
Le musée des Beaux-Arts de Rouen présente aussi simultanément la peinture avec les autres arts, dont les arts décoratifs. Cependant il n’y a pas ici de recréation d’un cadre de vie, ni de recherche d’ambiance d’époque. Les meubles sont certes disposés à côté des tableaux, mais de façon tout aussi raréfiée, selon un parti tout aussi aéré. Le musée ne propose pas une accumulation d’objets d’art, mais seulement quelques pièces d’exception exposées dans le dénuement, volontairement suspendues. Le visiteur n’a plus ainsi le sentiment du « comme si on y était ». Il est conscient de parcourir les salles d’un musée et non pas les pièces d’une ancienne demeure. Mais il peut aussi constater les affinités stylistiques existant entre un tableau et un meuble de même époque.
Deuxième partie : expliciter un ensemble.
Notre ensemble est maintenant terminé. Chaque partie, chaque œuvre, se trouve à sa place. Des points forts, des rythmes dynamisent le parcours. Une structure générale existe, étoffée par de nombreux passages, de nombreuses ouvertures sur d’autres périodes et d’autres disciplines. La présentation parvient à être tout aussi sensible que signifiante. Le visiteur n’a pas le sentiment d’un assemblage hétéroclite mais d’un lieu qu’il est en mesure d’appréhender, un lieu régie par une intention, un ordre et dont l’approfondissement pourra lui apporter du plaisir et du savoir.
Cependant pour soutenir cet approfondissement, des aides apparaissent le plus souvent nécessaires. Le visiteur en effet ne possède pas forcément toutes les connaissances requises pour mesurer les enjeux d’une présentation ou apprécier l’intérêt d’un tableau. Des mises au point, des rappels, doivent donc être donnés. Nous entrons à présent dans le domaine de l’appareil didactique clairement affiché. Cet appareil n’est nullement une obligation. Le cas est rare, mais il est envisageable d’imaginer une présentation qui se suffirait à elle-même. Mettre des textes pédagogiques pour mettre des textes pédagogiques n’a pas d’intérêt, ne constitue pas une fin.
Il semble sans doute plus pertinent de se poser les questions autrement, en considérant d’un côté la présentation, de l’autre le public : comment relier les deux, quels éléments est-il nécessaire d’ajouter pour rendre une présentation compréhensible ? Nous devinons que, si la présentation a été bien conçue, la réponse à ces interrogations se fera d’une manière beaucoup plus simple et naturelle, et ne sera pas de saturer l’exposition de textes. Point n’est besoin en effet de vouloir tout dire, de transmettre tout le savoir existant sur toutes les toiles présentées. Il est certes indispensable d’avoir en tête l’importance de ce savoir, sa diversité, l’étendue des discours possibles à propos d’une œuvre, d’une époque, ceci afin de pouvoir choisir en toute conscience les points qui seront les plus intéressants pour le public. De même, il paraît capital de prendre en compte tous les moyens possibles de médiation de ces discours (textes, audiovisuel, photographies, documents...), pour décider lesquels seront les plus efficaces, en oubliant jamais que ce ne sont que des moyens.
Hiérarchiser les informations constitue aussi un impératif. Chaque élément doit être délivré à une place réfléchie et définie au sein d’un parcours général, un élément en amenant un autre. Ces éléments didactiques peuvent dans un musée d’art être divisés en deux grandes catégories :
A Situer un contexte
Une œuvre est toujours créée selon un certain contexte, ou plutôt selon plusieurs contextes qui se superposent, influant chacun à sa façon sur le résultat final :
A1 L’artiste
J’introduirai ce chapitre par une longue tirade que j’ai surpris par hasard dans un film : « Tu connais Alberti ? C’était un italien du XV e siècle, un homme de la Renaissance possédant des savoirs et des aptitudes dans un nombre extraordinaire de domaines : il était humaniste, écrivain, architecte, sculpteur, musicien… Mais si j’ai retenu le nom et l’existence de ce type c’est parce que, en plus de tout cela, on m’a dit qu’il possédait une force physique exceptionnelle, qu’il était capable de sauter au dessus d’un homme en appuyant ses mains sur les épaules de celui-ci ! »
Un tableau dans un musée est donc suspendu, sacralisé, mis au dessus de l’époque qui l’a produit. Pourquoi donc ne pas tenter de le recontextualiser en restituant la vie de son créateur ? Redonner la dimension humaine d’une œuvre est peut-être la meilleure façon de la rendre proche du public. Par le biais de la vie de l’artiste, le visiteur trouvera enfin des connivences avec le monde éloigné de l’art. Il se rendra compte que l’artiste était un homme comme lui, en tirera forcément des réflexions, des constatations. Et cet artiste rentrera ainsi dans son univers. Il aura retenu son existence.
De plus, découvrir la vie et le caractère d’un artiste, son histoire, ses goûts, ne relève pas toujours de la futilité ou du sentimentalisme. Il existe en effet toujours des liens entre l’homme et son œuvre, même si ces liens sont variables d’un artiste à l’autre et ne sont pas toujours clairement identifiables. Dans notre exemple introductif, découvrir qu’Alberti était doué d’une force fantastique n’est pas seulement anecdotique, mais nous rappelle que les homes de la Renaissance voulaient exceller dans tous les domaines, y compris celui des activités physiques.
Naturellement une œuvre ne se réduit pas non plus à la vie de son auteur, Il ne faut pas aller trop loin dans ce sens. Il n’est pas question, pour rendre une peinture intéressante, de tomber dans le sensationnel, de rechercher les événements les plus croustillants ou les plus pathétiques de la vie d’un artiste, comme pourraient le faire les journaux à scandale. Il n’est pas question non plus, notamment pour les artistes ayant connu une vie difficile, «les artistes maudits », d’opérer des rapports simplistes entre vie et œuvre, entre une vie agitée et une œuvre agitée. Mais il ne s’agit pas là d’écueils menaçant le musée. Celui-ci au contraire a plutôt tendance à distancier le plus possible la vie et l’œuvre. Le mieux serait certainement d’essayer de restituer l’existence et le caractère du peintre dans toute sa complexité.
Evoquer un tel contexte dans le musée s’impose notamment quand celui-ci est centré sur un seul artiste (par exemple le musée Picasso) ou à l’occasion d’expositions monographiques. Pour restituer ce contexte, de nombreux moyens sont possibles : le texte, sous la forme d’une biographie, mais aussi la photographie, le film, voire toutes sortes de documents ayant appartenu à l’artiste (matériaux de travail, lettres, objets divers…) Il ne faut certes pas non plus tomber dans un nouveau culte des reliques, cela en ayant de la mesure, de la réflexion, en sentant qu’exposer tel document plutôt qu’un autre permettra de mieux saisir la personnalité d’un homme. Comme la plupart du temps dans un musée, les documents visuels sont par nature plus appréciables que l’écrit, car pouvant être saisis beaucoup plus vite et globalement.
Les expositions monographiques du Grand Palais nous présentent habituellement sur tout un mur de la salle d’introduction une biographie écrite de l’artiste, un texte long, sans aucun point mis en valeur, a priori donc un texte pas très attrayant. Sa position à l’entrée en fait cependant un passage obligé de la visite, un passage que le public aura remord à négliger. Le visiteur s’attellera donc à lire ce texte, tant bien que mal, prendra même parfois des notes. Comme nous sommes encore au début de l’exposition, il possédera encore quelques forces à dépenser (Il est connu qu’un visiteur, le plus souvent, est très attentif dans les premières salles, de moins en moins dans les salles suivantes, enfin happé par la sortie dans les dernières). Il est dommage toutefois qu’il le fasse ainsi. De plus ce visiteur n’aura pas encore vu les toiles. Il ne saura donc pas, dans cette succession de dates, lesquelles se révèleront les plus significatives par rapport à l’œuvre. Il ne pourra raccrocher ces dates à rien du tout, n’aura d’autres choix que de tenter laborieusement de les mémoriser. Les expositions du Jeu de Paume donnent elles aussi une biographie de l’auteur, mais cette fois sur un petit dépliant distribué à l’entrée. Ce moyen est certainement plus confortable pour le visiteur. Il est cependant vrai que la fréquentation de ces deux institutions n’est pas la même. Au Grand Palais, l’affluence extraordinaire du lieu rend difficile toute autre solution.
Le musée Picasso pour sa part a choisi de nous livrer la biographie du peintre étape par étape, au fur et à mesure du parcours. Le visiteur n’est plus ainsi confronté à une avalanche trop grande de dates et peut facilement mettre en parallèle, pour chaque période, vie et œuvre du peintre. Ces éléments biographiques successifs se trouvent sur des panneaux placés à l’entrée de chaque salle, panneaux donnant aussi des informations sur le style du peintre à la même époque. A côté de chacun de ces panneaux une vitrine documentaire appuie cette biographie avec de nombreux témoignages photographiques sur la vie du peintre au cours de la période considérée. Son univers privé se voit ainsi reconstitué. Cette pratique offre un grand intérêt chez un artiste comme Picasso où vie quotidienne et œuvre sont étroitement entremêlés. Le visiteur découvre ainsi que l’explication des tableaux se fait parfois très prosaïquement par l’étude des occupations du peintre. Par exemple si Picasso peignait beaucoup de baigneurs et baigneuses, c’est parce qu’il allait souvent à la plage. Mais ce visiteur peut aussi constater le décalage existant entre ces photographies anodines de l’artiste en vacances et les formes monstrueuses qui en résultent sur ces toiles. Il peut donc également juger de la part de réinterprétation qui existe entre la vie et l’œuvre, même si l’une inspire l’autre. On notera l’intérêt pour le public des photographies documentaires par rapport au texte. Une photo de Picasso à la plage est plus parlante qu’un texte disant « Pendant les années 1920, Picasso s’adonnait fréquemment à la mode des stations balnéaires. » A chaque salle de l’hôtel Salé, en jetant un simple regard sur ces photos, le visiteur sans effort obtient une impression sur la vie du peintre au cours de la période présentée.
L’intérêt de la photographie se retrouvait dans l’exposition Schönberg. Celle-ci en effet, dans sa salle d’introduction, nous présentait un portrait photographique du musicien par Man Ray (1926), portrait obsédant montrant un visage tendu et inquiet, qui trahissait doutes et angoisses. Mieux que par une longue biographie, la personnalité de l’artiste était ainsi rendue au visiteur, comme les rapports pouvant exister entre celle-ci et la peinture exposée (elle aussi très angoissée, et qui comprenait surtout des portraits et autoportraits). A la fin du parcours, une salle documentaire présentait lettres et photographies du musicien, afin de pénétrer plus avant dans sa vie.
L’exposition Sam Francis au Jeu de Paume nous retranscrivait la vie et la psychologie du peintre par un autre moyen, celui du film, film tourné en 1975, d’une durée d’une heure, et qui était présenté dans une salle spécialement aménagée au milieu du parcours. Ce film-reportage suivait le peintre dans les trois lieux qui décidèrent de sa vie : la Californie où il naquit, Paris où il découvrit son style pictural, le Japon où il trouva une nouvelle source d’inspiration. Le film montrait le peintre au travail mais aussi dans ces activités quotidiennes, de détentes entre amis, ou dans des discussions à bâtons rompus avec le réalisateur, des discussions où il parlait de sa vie, de ses idées, de sa conception de l’art, de son œuvre. L’artiste prenait ainsi une image vivante et sensible. Derrière les toiles exposées, le visiteur ne mettait plus seulement un nom inconnu, mais un homme, un visage, un corps, des attitudes, des situations, une vie… Celles-ci se trouvaient ainsi éclairées d’un jour nouveau, plus intime et complice. Le film donc, quand il est réussi et bien présenté (ces deux exigences étaient ici remplies) est donc un excellent moyen pour parvenir à incarner un artiste. De plus, l’audiovisuel dans le musée a toujours une fonction de repos, permettant au public de s’asseoir, prendre son temps, tout en restant plongé dans le propos de l’exposition.
La rétrospective Poliakoff au musée Maillol nous donnait un éclairage sur la vie et la personnalité du peintre par un autre moyen, très original : la reconstitution de son atelier. Cette reconstitution nous offrait certes des informations sur sa technique de travail, mais aussi sur ses origines, son caractère, ses aspirations… En effet, cet atelier contenait non seulement des outils du peintre mais nombre d’objets personnels très significatifs. Ainsi quelques livres russes se trouvaient sur sa commode, rappelant que Poliakoff était originaire de ce pays, qu’il quitta lors de la Révolution d’Octobre. Sur le mur était accrochée une copie de la Trinité d’André Roublev. Cette copie montrait l’attachement du peintre à son pays et sa culture d’enfance. Elle permettait aussi au visiteur de mieux comprendre les motivations de l’art de Poliakoff, de replacer son œuvre dans la tradition de l’icône russe, d’un mysticisme oriental, d’un art épris de transcendance (comme d’autres russes du XXe siècle, tel que Malevitch, Rothko, Newman…) plutôt que dans le cadre de l’école de Paris, d’un art abstrait et formaliste, d’un art pour l’art. Ce primitivisme était renforcé par la présence de bols à pigments. Poliakoff en effet broyait encore lui-même ses pigments – activité très pénible – au lieu de les acheter comme le faisait alors la plupart des peintres. La taille de l’atelier elle-même, une minuscule pièce meublée reconvertie, évoquait le caractère contemplatif et religieux de l’artiste. Poliakoff habitait le plus souvent dans le sixième arrondissement de Paris, se contentant, pour peindre, de la plus petite pièce de son appartement, généralement une ancienne chambre de bonne, «comme l’exiguïté de la cellule suffisait au peintre d’icône» ajoute le catalogue. Des photographies de lui et de sa famille étaient aussi visibles sur les murs de la pièce. Enfin sur un fauteuil était disposée une guitare, rappelant qu’il fut musicien dans un cabaret avant de connaître la gloire avec la peinture.
Nous constatons ainsi que restituer la vie d’un peintre dans un musée peut s’entreprendre par des moyens très divers (pas seulement l’écrit) et que cette restitution permet d’aborder l’œuvre de celui-ci d’une façon plus sensible et intime.
A2 L’histoire de l’art
Un tableau est toujours en rapport avec un contexte d’histoire de l’art. Il appartient à une école, un mouvement. Il représente un style (celui d’un artiste à un moment donné, celui d’une époque). Il est le fruit d’une évolution des formes et des techniques, le fruit de multiples influences. Il annonce à son tour d’autres formes…
Ce contexte dans le musée est rendu de façon très particulière par la présentation elle-même. Nous l’avons vu celle-ci est en effet la plupart du temps établie en fonction de l’histoire de l’art. Le public peut donc plus ou moins percevoir ce contexte en suivant le parcours de sa visite. Cependant des difficultés existent. D’une part, le public n’a pas forcément les clés pour comprendre cette présentation, l’histoire de l’art n’étant pas enseigné au collège et au lycée. D’autre part, ce contexte est rendu d’une manière parcellaire. Des jalons, des œuvres maîtresses manquent toujours. Des périodes, des styles sont mal représentés, des tableaux se trouvent un peu isolés… Il apparaît donc nécessaire d’expliciter ce contexte sous-jacent et de le remettre dans un cadre plus large.
L’outil de médiation le plus fréquemment utilisé pour cette tâche est l’écrit, sous forme de panneaux ou de fiches de salle. Ce moyen semble ici le plus approprié, plutôt que par exemple l’audiovisuel ou autre chose. En effet, ce contexte, à la différence des autres, est déjà présent dans le musée, de façon concrète. Point n’est besoin de vouloir lui donner un aspect figuré qu’il possède déjà. Il s’agit juste de donner quelques précisions qui permettront aux visiteurs de mieux le comprendre.
Le contenu de cet écrit dépend donc de la présentation, des choix entrepris. Son seul rôle est d’expliciter ces choix. Il n’est pas question de restituer toute l’histoire de l’art d’une période, mais seulement les angles abordés par la présentation. Nous constatons que si le parcours est cohérent, construit avec un but, le contenu de cet écrit viendra facilement et de lui-même. Bien sûr, cet écrit, comme tout écrit muséal, doit être court, composé de phrases simples et d’un vocabulaire courant. Les références spécifiques au domaine doivent être expliquées si elles sont employées. Cet écrit peut être placé dans les salles sous forme de panneaux ou de fiches.
Les panneaux, mis généralement à l’entrée de la salle, constituent le moyen le plus visible, utilisé souvent quand le parcours de l’exposition est organisé suivant un discours très dirigé, précis, contraignant, ce qui est assez rare pour les présentations de peinture. Un exemple existe cependant au musée Picasso où, à chaque entrée de salles, un panneau nous définie, en plus de la biographie, l’évolution formelle du peintre. Cette définition se fait à partir des œuvres présentées, qui sont replacées dans un contexte stylistique plus général. Des illustrations étayent la démonstration, présentant les chefs-d’œuvre du peintres n’appartenant pas au musée (comme les Demoiselles d’Avignon ou Guernica) Ces illustrations sont des petits formats en noir et blanc, comme dans la plupart des musées utilisant ce procédé, ceci afin de ne pas concurrencer les œuvres présentées, d’affirmer le primat de l’original sur sa reproduction (primat qui est justement si menacé à notre époque où règne l’image virtuelle), de favoriser la confrontation avec l’œuvre originale que rien ne peut remplacer. Il n’est ainsi pas créé de confusion entre œuvres et documents, ce qui pourrait être le cas avec de belles reproductions en couleurs.
Les expositions du Jeu de Paume définissent aussi l’évolution stylistique de l’artiste salle après salle, mais cette fois sous la forme d’un dépliant distribué à l’entrée, ce qui est plus pratique pour le visiteur, et évite également les problèmes de circulations que peuvent poser les panneaux (problèmes que connaît le musée Picasso), les visiteurs ayant tendance à s’agglutiner devant. Le fait d’avoir le sujet du parcours circonscrit à un seul artiste rend certainement ces écrits plus faciles à concevoir.
Les fiches de salle sont elles généralement installées dans des endroits aménagés à cet effet, des endroits discrets afin de ne pas gêner l’esthétique de la pièce. Elles s’imposent moins dans l’espace que les panneaux et sont donc moins remarquées du public. Leur but est de renseigner « ceux qui veulent en savoir plus », non pas de constituer une lecture obligatoire. Ces fiches sont sans doute le moyen didactique le plus utilisé pour restituer un contexte d’histoire de l’art.
Le département des peintures françaises du Louvre emploie très largement ce procédé. Une cinquantaine de fiches jalonne son parcours, replaçant les œuvres dans une histoire de l’art plus générale. Il est possible de diviser ces fiches en trois catégories :
Dans la plupart de ces fiches une petite rubrique en caractères gras décrit un tableau majeur de la présentation, ou propose une ouverture sur un thème particulier en rapport avec le sujet de la fiche. Par exemple la fiche sur Fouquet offre un prolongement au sujet de Fouquet enlumineur, la fiche Le paysage classique s’attarde sur les Quatre Saisons de Poussin, le fiche Simon Vouet et son école établit une définition du baroque…
Les tableaux du Louvre sont ainsi remis dans leur contexte d’histoire de l’art, avec de nombreux points particuliers, de nombreux rappels, de nombreux angles, permettant une approche très diversifiée des œuvres. Ces fiches posent cependant un problème au niveau de la forme : leurs textes sont des textes longs, écrits en petits caractères, avec un niveau de langage assez élevé ; le contenu de ces textes est un contenu pointu, poussé, donnant beaucoup de détails ; La plupart des illustrations sont des tableaux du Louvre (quel en est l’intérêt si l’on consulte ces fiches dans le musée même ?) Ces fiches sont en fait extrêmement enrichissantes, mais comme complément à la visite, en dehors du musée. Dans son enceinte, elles paraissent réellement d’un abord trop complexe. Nous avons tous en tête des images de visiteurs tirant au hasard une fiche d’un baquet et la remettant aussitôt, rebutés par la difficulté du texte. D’un tel type de fiches, ces visiteurs ne pourront retenir que vaguement des titres s’ils sont signifiants, peut-être quelques mots attrapés en passant…
Pour pouvoir être lu rapidement, un texte de musée doit être beaucoup plus simple et court, surtout au Louvre où le visiteur est happé de départements en départements. Celui-ci doit pouvoir en retirer facilement l’essentiel. Le texte de ces fiches ne semble donc pas adapté au lieu. Ce n’est pas un problème spécifique aux peintures françaises. Ce même type de fiches se retrouve dans les autres départements ou dans d’autres musées. Le musée de Rouen, par exemple, a conçu des fiches de salle un peu dans le même style que celles du Louvre, avec quelques variantes (le format plus grand notamment). Ces fiches de même élargissent le contexte stylistique des œuvres, définissent des mouvements en partant des œuvres exposées… Elles sont à nouveau très intéressantes, mais difficile à consulter dans le musée, pour les mêmes raisons qu’au Louvre. Il est vrai qu’à Rouen le visiteur est moins sollicité par le nombre des œuvres. Il peut donc parvenir à garder un peu d’énergie pour se concentrer sur une fiche. Un banc est de plus prévu à chaque salle pour l’aider dans son exploit. Cela n’a cependant rien de facile.
Il est peut-être envisageable d’imaginer un même type de fiches, mais avec une forme et un contenu beaucoup plus simplifiés, des fiches qui résumeraient un sujet en quatre ou cinq idées essentielles, distribuées sous la forme d’alinéas successifs.
Prenons un exemple :
Première école de Fontainebleau 1530 – 1571
Un tel texte, écrit en gros caractères sur une fiche, sans rien au verso, serait peut-être plus utile au public qu’un écrit plus pointu et complet. Ce texte n’a pas prétention à tout dire sur ce sujet, mais seulement certains points essentiels, permettant d’avoir en un instant une idée de ce qu’est l’école de Fontainebleau, idée qu’il sera possible d’étayer en regardant les œuvres présentées. Il semble inutile d’illustrer ces fiches par des reproductions d’œuvres puisque cette fonction illustrative sera remplie par les tableaux même du musée. Il paraît aussi inutile, le plus souvent, de citer ces tableaux, de les décrire, de définir de quelles façons ils appartiennent à ce style. C’est en effet là le rôle du cartel plutôt que de la fiche de salle. Cette fiche, en mélangeant ces deux rôles comme elle le fait actuellement, ne parvient pas à être suffisamment concise et synthétique. Le visiteur, pour avoir l’explication d’un tableau, doit aller chercher la fiche correspondante et se plonger dans la densité de son texte. Ce n’est pas très pratique. Mieux vaut donc limiter cette fiche à une définition générale du contexte de l’histoire de l’art.
Au niveau de la forme, une distribution en alinéas est sans doute plus aisée à lire qu’un paragraphe de plusieurs lignes. Il ne doit pas non plus être très utile de faire des phrases complètes. Ces fiches ne sont que des précis d’histoire de l’art, autant afficher nettement cette fonction. Le b ut est d’éviter tout ce qui retient la lecture. Un visiteur dans un musée doit pouvoir acquérir un texte le plus rapidement et avec le moins d’efforts possibles. N’oublions pas non plus qu’une lecture rapide favorise une meilleure mémorisation et une vue plus globale du sujet traité.
Une réflexion est ainsi certainement à mener pour trouver une forme intermédiaire entre le cartel et la fiche de salle.
A3 L’histoire
La compréhension d’une peinture apparaît souvent difficile sans une certaine connaissance de la société qui l’a vue naître. Une peinture en effet appartient à un pays, une époque, une civilisation, à un contexte historique, social, culturel. Elle dépend donc de son temps. Elle peut l’illustrer. Elle peut être étudiée d’après celui-ci. Elle n’est certes pas seulement un document historique, mais elle l’est aussi. Sa relation avec l’histoire est dans certains cas évidente (la galerie Médicis de Rubens, le Sacre de Napoléon par David). Le plus souvent cette relation n’est cependant pas directe. Elle constitue une toile de fond, un contexte, qu’il est nécessaire d’avoir en tête pour apprécier l’œuvre dans toutes ses dimensions, et qui peut apporter à celle-ci un éclairage nouveau et signifiant. Par exemple, il eut été intéressant d’introduire les écoles du Nord du Louvre par une salle didactique nous restituant la société d’où ces écoles sont issues, nous restituant les différentes évolutions de cette société, évolution politique (domination espagnole d’un côté, république indépendante de l’autre), religieuse (la Réforme et la Contre-Réforme, et les conséquences de ces mouvements sur la peinture), économique (l’importance du commerce et de la bourgeoisie, qui aboutit à un nouveau type de commanditaires d’œuvres d’art). Il est vrai que le musée du Louvre, devant l’abondance extrême des œuvres présentées, n’a pas envie d’alourdir encore son parcours par des salles didactiques.
Aborder l’art par l’histoire est sans doute plus facile pour le public, cette discipline étant enseignée au collège et au lycée, à la différence de l’histoire de l’art. Cet héritage des souvenirs scolaires peut cependant donner une vision un peu réductrice de ce domaine, vu seulement comme une succession de dates, de batailles et de rois de France. L’histoire est une discipline qui s’est fortement diversifiée et élargie depuis plusieurs décennies, depuis ce qu’il est convenu d’appeler « La nouvelle histoire » de l’école des annales et de Fernand Braudel. Elle ne comprend plus simplement l’histoire politique, événementielle, mais aussi les champs très vastes de l’histoire des mentalités, de l’histoire sociologique, économique, culturel… Chacun de ces nouveaux secteurs historiques peut offrir un nouveau regard sur l’art.
Restituer le contexte historique au musée a donc son intérêt et ne signifie pas seulement rappeler quelques grandes dates, mais parvenir à recréer le climat d’une époque dans toutes ses dimensions. Les outils de médiations permettant de recréer ce climat peuvent être ici extrêmement variés : illustrations, gravures, cartes, audiovisuel… Il doit sans doute exister un très grand nombre de moyens plus agréables qu’une chronologie écrite, qu’un tableau synoptique mettant en parallèle l’histoire politique, sociale, culturelle d’un pays.
Cette restitution est pour le moment encore assez rare dans la plupart des musées de peinture, excepté les musées d’histoire comme le musée Carnavalet. Les rapports entre l’histoire et l’histoire de l’art n’ont en effet jamais été très bon. D’une part l’histoire a toujours un peu méprisé l’histoire de l’art. D’autre part, l’histoire de l’art a cherché à affirmer son autonomie par rapport à l‘histoire, à prouver qu’une peinture possédait une spécificité non réductible au contexte historique. Ainsi les œuvres des musées sont montrées comme en dehors de l’espace et du temps, de l’époque qui les a produites, comme s’en étant complètement libérées, pour avoir atteint une autre dimension.
Le musée d’Orsay a choisi, au contraire, d’intégrer de façon très marquée l’histoire dans sa muséographie, cela par des moyens très nombreux et divers. Cette dimension historique est déjà perceptible par le site même du musée, une ancienne gare, c’est-à-dire un lieu symbolisant l’évolution technique du XIX e siècle. Les limites chronologiques choisies par le musée (1848-1914) sont des limites historiques et non pas d’histoire de l’art (sinon 1860 et 1907 eut été des dates plus appropriées, du Déjeuner sur l’herbe aux Demoiselles d’Avignon). De plus le parcours du musée est divisé en deux grandes parties avec une coupure vers 1870, au moment de la guerre franco-prussienne et de la Commune.
Dans ce parcours, de nombreuses salles sont dédiées au contexte historique et socioculturel. Ces salles sont délibérément mises à l’écart de la présentation des œuvres, dans des situations annexes, au risque parfois de passer inaperçues du public (surtout l’espace Ouverture sur l’histoire). Le visiteur ainsi ne perçoit pas ces salles avec un sentiment d’obligation : il peut les éviter s’il le désir. Elles n’entravent pas la délectation des œuvres, ne laissent pas croire que ces œuvres ne seraient que des documents historiques.
Sous l’escalier d’entrée du musée, une première salle, appelée Ouverture sur l’histoire, nous retrace de façon linéaire l’histoire de la période traitée. Mais plutôt que par une succession de dates cette histoire nous est restituée, de façon originale, par des témoignages matériels très divers illustrant les événements politiques ainsi que les grandes évolutions de ce siècle (sur un plan social, culturel, technique, mental...) Le parcours débute par la reconstitution d’un arbre de la liberté de 1848 pour aboutir à une affiche annonçant l’ordre de mobilisation général de 1914. Entre les deux, le visiteur peut notamment voir : des bustes de Napoléon III puis d’hommes politiques de la Troisième République, des affiches officielles se rapportant aux grands événements de l’époque ( le coup d’état du 2 décembre 1851, la capitulation de Sedan, la proclamation de la Commune…), des gravures, des caricatures illustrant ces événements, mais aussi des objets de la vie quotidienne tel qu’une machine à coudre, un téléphone, un microscope, un exemplaire du livre Le tour de France, un casque colonial, une assiette décorée de la Marseillaise, un avis pour les obsèques de Victor Hugo, un buste de Pasteur, une photo de Karl Marx, un plan de Paris… Un rapport sensible est ainsi créé avec l’histoire, nous replongeant dans le climat du siècle. Un audiovisuel est aussi installé dans cet espace, réalisé par Jean-Paul Fargier, une série de six films d’une dizaine de minutes retraçant l’histoire de la période de façon très attrayantes, à partir d’illustrations d’époque, en utilisant le même style que pour la série Palette.
Plus avant dans le musée, à la fin de l’allée centrale de la grande nef, la salle de l’Opéra nous restitue le Paris d’Haussmann par une maquette de l’Opéra, ainsi qu’une maquette du nouveau quartier qui se construisit autour de cet édifice. Cette dernière maquette est intégrée de façon spectaculaire au sol même du musée, visible à travers une vitre. Le public peut donc marcher dessus, avoir une vue à vol d’oiseau de ce quartier.
Le « passage de la presse », à l’un des étages intermédiaires du musée, retrace l’évolution de la presse au XIXe siècle, cette fois-ci par une succession de panneaux écrits et largement illustrés. A proximité de cet espace, le » passage des dates » (actuellement en cours de réaménagement) offrait au public une chronologie des événements historiques et culturels de la période, ceci non au moyen d’un texte mais d’une installation interactive. Sept postes de consultation, munis chacun d’une base de données et d’un écran-mosaïque, divisaient en sept parties la période du musée (1848-1914). Le visiteur interrogeant l’un de ces postes pouvait avoir une information sur une date, un thème, un événement, un personnage, en rapport avec la partie traitée par ce poste. Il était en mesure ainsi de se faire son propre programme de découverte sur l’historie du XIXe siècle. 12 000 documents étaient mis en mémoire.
Les expositions-dossiers du musée sont également animées d’un esprit pluridisciplinaire. A la différence de celles du Louvre, elles ne visent pas à l’approfondissement des œuvres du musée en elles-mêmes, mais plutôt de leur milieu culturel, au sens très large et avec des sujets très variés. Par exemple, les expositions-dossiers de l’automne 1995 traitaient des lanternes magiques, de l’histoire de l’illusionnisme, des prémices du cinéma et de la musique d’accompagnement du cinéma muet. Celles du printemps 1996 des photographies du Moyen-Orient d’Henry Sauvage, de la famille Halévy et d’Offenbach.
Enfin, les fiches de salle du musée ont aussi pris le parti d’ouvrir les œuvres sur leur contexte socio-culturel plutôt que celui proprement d’histoire de l’art, là encore à la différence du Louvre. Les œuvres sont analysées par leur environnement plutôt qu’en elles-mêmes. Certaines fiches définissent certes un courant artistique : le réalisme, le romantisme, l’orientalisme… mais aucune fiche ne traite d’un artiste en particulier, à l’exception de Caillebotte, c’est-à-dire un peintre assez méconnu. Ces fiches en effet préfèrent étudier les aspects ignorés de l’art du XIX e siècle plutôt que ses œuvres et ses artistes vedettes. Des fiches évoquent donc la photographie, le cinéma, les arts décoratifs, l’architecture, la sculpture académique, aussi la presse illustrée, le livre illustré.
D’autres fiches retracent le milieu de réception des œuvres, expliquant le phénomène du Salon, de l’enseignement des Beaux-Arts, des Expositions Universelles, s’intéressant au rôle des marchands et des collectionneurs. Les impressionnistes sont abordés dans ces fiches surtout par ce biais de la réception : Le Salon des refusés ; Les expositions impressionnistes de 1874 à 1886 ; Les premiers collectionneurs et marchands de l’impressionniste ; Le docteur Gachet… Des fiches sont aussi consacrées à la critique d’art de l’époque, du réalisme au début du siècle. Le rôle éminent que jouèrent les écrivains dans cette critique nous est ainsi remémoré : Baudelaire, Champfleury, Gauthier, Zola, Huysmans, Mirbeau… Nous pouvons penser qu’il s’agit là d’un bon moyen pour le public d’appréhender l’art de cette époque, étant donné l’admiration que beaucoup de gens portent à l’égard de la littérature du XIXe siècle.
Comme pour celles du Louvre, et pour des raisons identiques, ces fiches, passionnantes en elles-mêmes, semblent d’une lecture difficile dans l’enceinte spécifique du musée.
Le musée d’Orsay a donc clairement choisi la ligne didactique qu’il voulait donner à son parcours, en décidant de n’aborder les œuvres que par le biais original du discours historique. Nous avons remarqué avec quelle diversité de moyens ce discours a pu être transmis au public. Cette diversité contribue certainement à aider son appréhension. Mais nous comprenons que l’aspect essentiel était le choix du discours, la constitution d’un programme pédagogique cohérent au sein de la présentation du musée. La mise au point des outils de médiation n’est venue qu’ensuite. Ces outils donnent ainsi le sentiment de remplir une fonction précise et non pas de n’être que des gadgets à la mode destinés à « faire quelque chose pour le public ».
Le musée d’Orsay a ainsi réussi à donner une certaine marque à son musée et à l’art du XIX e siècle, un art qui n’est plus coupé de son milieu, de ses racines. En rentrant dans ces lieux, le visiteur, même s’il n’en est pas totalement conscient, est replongé dans le climat socio-culturel de l’époque. Ce climat, s’il n’explique pas les œuvres directement, leur offre cependant une plus grande consistance.
B Restituer une œuvre
Nous arrivons enfin au niveau de l’œuvre. Celle-ci se trouve déjà dans un contexte permettant de la situer, contexte établi par la présentation et les éléments didactiques premiers. Il s’agit à présent de la définir en elle-même, de révéler ces caractéristiques propres. A nouveau, il ne sera pas questions de vouloir dire tout ce que l’on sait sur cette œuvre, mais seulement de trouver des angles qui pourront faciliter son appréhension par le public. Comment éviter que celui-ci se sente désemparé devant un tableau, sans aucun moyen de le raccrocher à son univers, sans autre choix que de le contempler béatement ou de passer son chemin ? Deux solutions principales apparaissent, en fonction de l’importance accordée à l’œuvre et du parti de la présentation :
B1 Restituer le processus de création d’une œuvre
Un tableau dans un musée semble constituer une forme éternelle, qui a toujours existé, une forme évidente, naturelle, naturellement parfaite, une forme s’imposant d’elle-même. Devant un chef-d’œuvre accompli, le visiteur a toujours tendance à oublier l’extraordinaire travail d’élaboration qu’il a fallu pour aboutir à celui-ci. Une peinture ne se fait en effet pas toute seule. Elle demande généralement un travail de conception très difficile et important, travail le plus souvent gommé par le peintre, le résultat final, puis le musée.
Restituer le processus de création de l’œuvre, les difficultés intellectuelles et techniques rencontrées par le peintre, permettra donc au visiteur de prendre conscience de la matérialité de celle-ci, de son existence physique. Il en aura ainsi une vue plus concrète, moins évanescente, moins idéalisée
Ce processus peut être restitué par un très grand nombre de moyens. L’écrit seul doit certainement être trop aride. Mieux vaut agrémenter cette restitution de documents divers donc dispose souvent le musée : dessins, esquisses préparatoires, analyses scientifiques des œuvres… Il est aussi envisageable de réaliser des audiovisuels sur le sujet. Il n’est certes pas question de vouloir recomposer la genèse de tous les tableaux. Un tel procédé finirait par lasser. Il s’agit seulement d’accorder une attention particulière aux œuvres les plus significatives, aux œuvres maîtresses de la présentation, se trouvant aux points forts du parcours, œuvres envers lesquelles le visiteur sera prêt à accomplir un effort plus important.
En premier lieu, il est parfois intéressant de retranscrire les différentes hésitations intellectuelles qu’a connues l’artiste avant de parvenir au résultat final, les hésitations pour trouver le bon sujet, la bonne forme, le bon moment… L’exposition Monet en Norvège au musée Rodin insistait sur ces hésitations, sur la genèse difficile et inquiète des tableaux de Monet, sur les problèmes que celui-ci rencontrait pour réaliser une peinture authentique. Une grande inscription placée à l’entrée du parcours nous mettait tout de suite dans l’ambiance : « De janvier à mars 1895, Monet séjourne en Norvège pour y peindre des paysages d’hivers : « Il est impossible de voir de plus beaux effets qu’ici. Je parle des effets de neige qui sont absolument stupéfiants, mais d’une difficulté inouïe. » (Monet, 1er mars 1895) » Venait ensuite une quarantaine de photos, des vues de Norvège en été que le peintre acheta avant son voyage, pour avoir une première impression des paysages qu’il allait rencontrer.
Après ces photos, un film de 30 minutes retraçait l’histoire de ce voyage, nous narrant dans le détail les difficultés que rencontrait Monet pour saisir cette neige norvégienne. Celui-ci, bien que rêvant depuis longtemps à ce pays, fut pris au dépourvu, lors de son arrivée, devant «cette immensité blanche », ne voyant pas du tout comment il pouvait la retranscrire. Cette neige non seulement était un motif très difficile, mais aussi un obstacle physique, offrant peu de place où planter son chevalet. Monet eut donc beaucoup de mal à travailler, se décourageait à longueur de temps, se désespérait de ces journées qui passaient sans qu’il n’ait encore rien fait. Son soucis de vérité, de rester dans l’observation, dans la vérité de l’impression, l’empêchait de faire de l’approximatif, de fabriquer artificiellement un tableau.
Cependant il réussit enfin à trouver son motif, s’y acharna chaque jour de 8 à 15 heures le matin, puis de 13 à 19 heures. En permanence, il avait la sensation que le temps lui échappait. Dans la pension où il vivait, il se plaignait du bruit, des admirateurs qui le distrayaient de ses recherches. Enfin le printemps vint le rattraper, menaçant de lui enlever cette neige qu’il eut tant de mal à capter. « Je redoute que le dégel soit complet. Je suis à la merci du temps. » Les Norvégiens auraient espéré une exposition de ces tableaux, mais Monet voulut travailler jusqu’à son départ.
Ce film nous restituait donc l’image d’un Monet « extrémiste, inquiet, travaillé par le doute, toujours désespéré, profondément déprimé, allant toujours dans le sens de la difficulté maximale ». Il se terminait sur quelques paroles du peintre. « Je poursuis un rêve. Je veux l’impossible. Les autres artistes peignent un pont, un bateau, et ça y est. Je veux moi peindre l’air autour des objets plutôt que l’objet (…) Si je pouvais me contenter du possible ! »
Ce film était suivi d’une vitrine documentaire, avec des fac-similés d’un carnet de croquis, des dessins préparatoires, des esquisses rapides permettant de suivre le travail d’élaboration de Monet.
Venait enfin les 12 peintures de l’exposition. Nous pouvons supposer que leur perception par le public n’eût pas été la même s’il n’avait rien su du travail d’élaboration de ces peintures. Celles-ci en apparence n’ont pas l’air d’avoir demandé des efforts très angoissants. Ce sont de simples et jolis paysages fait par Monet, le tranquille peintre-jardinier de Giverny. Connaître la difficile conception de ces œuvres amenait certainement le visiteur à avoir un regard plus aigu sur elles, permettait de comprendre leur intérêt et leur complexité, de faire la différence entre Monet et un peintre du dimanche.
Le film déjà cité de l’exposition Sam Francis nous montrait entre autres choses des images de l’artiste au travail, dans son atelier. De telles images semblaient essentielles pour un artistes de l’expressionnisme abstrait, c’est-à-dire un artiste pour qui le travail d’élaboration de l’œuvre, la sensation éprouvée par le peintre au moment de la création, l’authenticité de son geste, ont autant d’importance que le résultat final. Le public ne perçoit souvent ce type d’œuvres que comme du barbouillage, de la peinture jetée au hasard sur une toile. Ce film, au contraire, montrait avec quelle exigence Sam Francis se préparait avant de lancer son pinceau, le silence intérieur qu’il tentait d’atteindre, la recherche de concentration pour parvenir à une véritable sensation du pinceau, de la toile. Une fois le geste accompli, le spectateur pouvait voir le peintre s’interrogeant très précisément sur le résultat obtenu, son effet, son équilibre, également la façon dont le liquide pictural allait sécher, s’il ne deviendrait pas trop pâteux ou trop dilué. Des paroles de l’artiste exprimées dans ce même film permettait d’éclairer sa démarche : « Mon véritable espace de travail se déploie en moi. », « Je n’ai pas de système, je travaille dans mon atelier, c’est tout ; », « Je n’oserai jamais dire aux autres ce qu’ils doivent faire devant mes tableaux. Ils doivent trouver leur chemin. »
Les dessins préparatoires et les esquisses sont aussi en mesure, d’une autre façon, de nous restituer la genèse de l’œuvre. Généralement les musées répugnent à présenter ceux-ci à côté du résultat final pour des raisons de conservation, les dessins ne supportant pas un fort éclairage. Ces dessins sont ainsi le plus souvent regroupés ensemble dans une pièce spéciale, ce qui ne leur donne pas un caractère très attrayant et rend les comparaisons plus difficiles à entreprendre.
Des solutions cependant existent. Une première est de mettre des reproductions en noir et blanc des tableaux à côté de leurs dessins préparatoires. C’est le parti adopté dans la salle de dessins du musée des Beaux-Arts de Rouen. Une seconde est de présenter dessins et tableaux ensemble, avec un éclairage réduit.
Mais des solutions plus originales peuvent être trouvées. A l’exposition Caillebotte, du Grand Palais, en 1994, une petite salle spéciale avait été aménagée à proximité des raboteurs de parquets, montrant les dessins préparatoires de l’artiste pour ce tableau. Le visiteur pouvait ainsi facilement se rendre compte que Caillebotte, selon une conception traditionnelle du métier, préparait un grand nombre d’études préparatoires pour ces grandes compositions. Cette solution est sans doute la plus agréable pour le public. Il n’est évidement pas question de la systématiser à toutes les toiles, mais seulement pour quelques-unes, dont la reconstitution de la genèse par le dessin peut aboutir à des résultats très significatifs. A nouveau apparaît la nécessité de choisir, de ne pas montrer tous les dessins que l’on possède mais plutôt de s’attarder sur des exemples particulièrement intéressants. Une surabondance de dessins sans liens entre eux n’est pas plus appréhensible pour le public qu’une surabondance de tableaux.
L’exposition Géricault au Grand Palais, en 1991, montrait de façon exemplaire comment les dessins préparatoires et les esquisses pouvaient permettre de reconstituer le processus e création de l’œuvre, la pensée, les hésitations de l’artiste avant d’arriver au résultat final. Ainsi le Radeau de la Méduse, s’il était absent physiquement de l’exposition, pour des raisons techniques, était cependant représenté par son important travail d’élaboration. Géricault avait alors la volonté de traiter un sujet moderne non pas à la façon d’une petite scène de genre pittoresque, mais en utilisant le grand format et le style intemporel d’un sujet antique, d’une peinture d’histoire. L’artiste cependant dut faire face à beaucoup de tâtonnement avant d’arriver au chef-d’œuvre final qui paraît maintenant si évident. Avant la tragédie du bateau la Méduse, il s’essaya d’abord à d’autres sujets modernes qui n’aboutirent pas à l’intemporalité escomptée : la course des chevaux libres à Rome menait à des esquisses soit trop anecdotiques, soit trop classicisantes, l’affaire Fualdès ne parvenait pas à prendre une portée générale, à se dégager du fait d’actualité.
Avec le scandale de la Méduse, Géricault trouva enfin son sujet. Il loua pour le peindre un vaste atelier et se livra à d’intenses travaux préparatoires, réalisant de nombreuses études de modèles vivants (dont son ami Delacroix), mais aussi de cadavres en morceaux qu’il fit venir clandestinement d’un hôpital proche. L’artiste hésita beaucoup dans le choix de la scène, esquissant de nombreux moments du drame : le sauvetage des naufragés conduisait à un résultat trop peu dramatique, la mutinerie des soldats un résultat trop véhément, le cannibalisme des affamées trop sordide… Il réussit finalement à découvrir l’épisode le plus signifiant de l’histoire, son acmé, l’épisode où celle-ci se détachait du fait d’actualité pour parvenir à une réflexion intemporelle : le désespoir des quelques rescapés quand ils voient s’éloigner le navire l’Argus, croyant que l’équipage de celui-ci ne les a pas vus. Cette exposition ainsi offrait une vision différente d’un des chefs-d’œuvre éternels du Louvre. En reconstituant sa longue élaboration, le public pouvait retrouver la force de ce tableau.
L’analyse scientifique d’une peinture peut aussi nous révéler son processus de création, sa matérialité, sa technique… Les panneaux du L.R.M.F. affichés dans le musée semblent à première vu un peu rébarbatif. Ils ont pourtant toujours du succès auprès des visiteurs. L’exposition La vie mystérieuse des chefs-d’œuvre organisée au Grand Palais en 1980 connu ainsi une affluence inattendue. Cette exposition fit découvrir au grand public comment les techniques scientifiques d’approche des œuvres permettaient de mieux les comprendre, de mieux appréhender leur existence physique. Une telle approche semble de plus naturelle dans le lieu même du musée, lieu de cette matérialité.
Cette approche nous permet parfois de découvrir le travail d’élaboration du peintre : ses esquisses, ses dessins sous-jacents, ses repentirs… La Bethsabée de Rembrandt est plus gracile, possède un canon plus élégant dans une esquisse visible sous la couche picturale, aux rayons X. Les Muses de Le Sueur se déploient avec un grand naturel dans un univers idéal et parfait. Pourtant le peintre dut esquisser leurs têtes dans toutes les directions de l’espace avant de trouver ce naturel. Après réflexion, Titien préféra supprimer un des lapins de sa Vierge aux lapins, peut-être pour éviter un trop grand pittoresque. Courbet était un habitué des repentirs. Dans le portrait de la famille Proudhon, la femme du philosophe a disparu, sans doute pour mettre en avant la figure de son époux. L’Homme blessé du musée d’Orsay cache aussi une silhouette féminine, une conquête du peintre que celui-ci effaça au moment de leur rupture. Il est également intéressant de savoir que certains peintres remployaient leurs anciennes toiles, souvent pour des raisons économiques (Van Gogh par exemple), parfois parce qu’ils étaient acculés sous les commandes. Picasso, conscient de sa valeur, se permit lui de réutiliser une toile du XVIIe siècle.
La technique employée par l’artiste, la stratigraphie des différentes couches picturales, peuvent également être reconstituées par l’analyse scientifique. En étudiant les différentes étapes de la fabrication d’un tableau, de l’encollage au vernis, le visiteur peut obtenir une conscience accrue de sa matérialité. Il ne voit plus un tableau seulement comme une image désincarnée, mais comme un objet physique que le peintre doit réaliser.
La touche du peintre, sa façon de manier le pinceau, est souvent mieux perceptible aux rayons X qu’à l’œil nu, les glacis et les vernis de surface représentant un écran masquant ce travail. La radiographie permet ainsi de considérer plus facilement l’ampleur et la fougue du pinceau de Rembrandt. Au contraire, chez Léonard de Vinci, même cette inspection scientifique ne peut nous révéler la moindre trace du pinceau, de la direction de la brosse, tant le parti de ce peintre était de dissimuler sa touche, sa main, pour donner l’illusion du lisse, d’une structure physique s’évanouissant.
La macrophotographie peut quant à elle attirer l’attention du spectateur sur des détails difficilement perceptibles à l’œil nu, par exemple les minuscules détails illusionnistes des tableaux primitifs flamands. Elle est aussi en mesure de rendre en gros plan la touche du peintre, de mieux la percevoir.
N’oublions pas non plus qu’un tableau subit généralement de nombreuses transformations au cours des siècles, depuis sa création : altérations physiques, changements de format, repeints pour le remettre au goût du jour, repeints de pudeur, multiples restaurations plus ou moins abusives… Le visiter apprécierait sans doute de savoir ce qui est d’époque et ce qui a été ajouté, enlevé…
Nous constatons ainsi tout l’intérêt qu’offrent ces analyses de laboratoire. A nouveau, il semble inutile de vouloir donner au public les résultats scientifiques de tous les tableaux présentés, mais seulement ceux pour qui les résultats sont particulièrement significatifs.
B2 Dialoguer avec une œuvre
Un visiteur se retrouve souvent désemparé devant un tableau, sans aucun moyen de l’appréhender. Il ne sait ce pas ce que ce tableau représente, ce qu’il détient d’intéressant, ce qu’il faut en penser. Une aide directe apparaît donc comme nécessaire. Cette aide est généralement le cartel.
Le cartel a toujours eu une place très controversée dans le musée. Il est maintenant acquis que chaque tableau a le droit à un cartel donnant son titre, son auteur, sa date, parfois sa technique. Mais peut-on aller plus loin ? Le cartel est-il en mesure d’expliquer l’œuvre ? Ce n’est pas ce qu’on lui demande. L’œuvre, cela est entendu, n’a jamais d’explication définitive. Chaque visiteur peut avoir un jugement personnel sur elle, en relation avec ses propres sentiments, ses propres idées, ses propres opinions… « C’est le regardeur qui fait le tableau » a dit Marcel Duchamp. Le problème est que beaucoup de visiteurs ne sont pas capables d’émettre le moindre jugement sur celle-ci. Ils leur manquent des clés, parfois juste des précisions, des détails, pour entrer en contact et dialoguer avec elle. Le cartel a vocation de les donner. Il ne va pas produire un commentaire exhaustif, mais seulement préciser un ou deux points qui ouvriront au spectateur la perception de l’œuvre, son observation. A chaque fois, le cartel devra trouver l’élément, la remarque qui rendra le tableau appréhensible par le visiteur. Cette remarque peut être issue de plusieurs discours différents, en relation avec le sujet, la forme, le style, l’histoire du tableau… Il convient d’étudier la pertinence de ces discours, en ne perdant jamais de vue le rôle du cartel.
Le cartel peut en premier lieu donner le sujet de l’œuvre, répondant ainsi à l’éternelle question : « Qu’est-ce que cela représente ? » du visiteur. Etant donné la perte de culture humaniste et religieuse de notre siècle, expliquer le sujet d’un très grand nombre de tableaux anciens apparaît être une nécessité. Le spectateur sinon se verra dépourvu d’un code que celui des siècles antérieurs possédait. Il est difficile d’apprécier une toile si on ne sait pas ce qu’elle raconte. De plus, le fait de lire une histoire permet, de façon inconsciente, de s’imprégner petit à petit de l’œuvre et de ses qualités plastiques. On cherche les personnages de l’histoire, où se trouvent les Sabins, les Sabines, les Romains, et ainsi, peu à peu, l’on s’imprègne de l’œuvre. Elle est reliée à notre monde. Si l’iconographie est très touffue, avec de nombreux personnages, il est possible de réaliser un schéma localisant tous les acteurs de l’histoire. Ce fut le cas pour l’exposition Visages de l’icône.
Les cartels des musées sont souvent très disposés à expliquer le sujet. Le département des peintures françaises du Louvre a fait de gros efforts au niveau de ces cartels, offrant une notice explicative pour la plupart des tableaux présentés. Dans ces notices, le sujet est souvent décrit en détail. Prenons l’exemple du Jugement se Salomon de Valentin de Boulogne : « Devant reconnaître la mère d’un enfant que deux femmes se disputaient, le roi Salomon ordonna de le couper en deux et d’en donner la moitié à chacun. Salomon vit ainsi en celle qui y renonça la vraie mère. » Nous constatons que donner un sujet ne signifie pas juste donner un titre. Le visiteur sera bien avancé de savoir que ce tableau s’appelle Le jugement de Salomon s’il ne connaît pas cette histoire.
L’exposition Poussin du Grand Palais en 1994 prit le parti de donner le sujet de tous les tableaux présentés. Cette démarche s’imposait étant donné la complexité iconographique de ceux-ci. Le public possédait ainsi un moyen de rentrer dans cette œuvre en apparence froide et austère. L’originalité de cette exposition était pour chaque tableau de citer les sources littéraires, parfois les passages exacts, d’où étaient issues les histoires que Poussin illustrait, c’est-à-dire surtout des passages de la Bible ou des auteurs de l’Antiquité classique. Le visiteur pouvait ainsi avoir une idée plus intime sur l’origine de ces histoires et les rapports existant entre texte et image.
Pour la peinture moderne, expliquer l’iconographie semble moins nécessaire puisque cette peinture se caractérise le plus souvent par des sujets banals, communs, quotidiens, puis qui finissent par disparaître, avec l’abstraction. Que faut-il alors dire de cette peinture ? La question est embarrassante. Nous pouvons ainsi comparer la façon dont Poussin et Cézanne ont été exposés au Grand Palais. Le parti muséographique était le même pour ces deux artistes, à l’exception des cartels, ceux de Cézanne restant vides de tout commentaire.
Pourtant, en plus du sujet, le tableau possède en lui-même un autre aspect essentiel, qui est son organisation plastique. Un tableau en effet est bâti selon une certaine forme, une composition, des couleurs, une lumière, une perspective… Le véritable travaille de l’artiste, la qualité de son œuvre, tient dans cette organisation. Une lecture formelle du tableau est donc toujours possible et d’un grand intérêt. Les artistes, lorsqu’ils visitent un musée, font généralement cette lecture. Ils s’occupent peu du sujet, du contexte historique, du contexte de l’histoire de l’art. Ils s’intéressent surtout à la façon dont leur confrère a pu rendre telle lumière, telle association de couleurs, tel perspective, tel bras, tel jambe…Le grand public malheureusement n’est pas habitué à cette lecture de l’image, il ne l’a pas apprise. Il peut être bouleversé par la force plastique d’une œuvre, mais de façon inconsciente, sans pouvoir nommer les effets que le peintre a employés pour arriver à se résultat.
Le cartel pourrait remédier à cette situation, même si le musée pour le moment délaisse ce type de discours. Son but ne serait pas de décomposer entièrement la structure d’un tableau, pratique qui n’aboutirait qu’à un texte trop long et l’absorption passive de données. Il serait plutôt d’amener le visiteur à entreprendre par lui-même l’observation directe de l’œuvre, une lecture formelle de l’image, une découverte de la rhétorique de l’image. Ainsi pour chaque tableau le cartel devrait essayer de trouver l’élément formel stimulant, qui permettrait au visiteur de se rendre compte de la complexité de ce travail du peintre, souvent invisible à première vue. Mis en attention par cette petite remarque du cartel, ce visiteur pourra ensuite de lui-même continuer cette lecture rhétorique de l’image. Celle-ci demande en effet peu de connaissances, et peut être accomplie seul. Il est seulement nécessaire d’avoir eu la révélation de son existence.
Prenons quelques exemples : dans nombre de natures mortes de Chardin, le cartel pourrait attirer l’attention sur ce récurrent petit couteau de cuivre placé transversalement sur la table afin de suggérer la profondeur ; dans nombre de paysages de Corot, ce même cartel pourrait attirer l’attention sur ce petit bonnet rouge que porte souvent l’un des rares personnages de la scène, ceci afin de relever la dominante verte des tons du tableau ; il peut parfois être intéressant de donner un petit schéma montrant les grandes lignes de la composition d’un tableau, par exemple la structure pyramidale d’une œuvre de la Renaissance.
Cette petite remarque du cartel a le plus de chance d’être efficace quand elle vient souligner un paradoxe, quand elle montre que l’ordre apparent du tableau cache en fait un deuxième ordre, l’ordre caché de la réflexion plastique. La mort de Sardanapale de Delacroix semble à première vue être un fourmillement inextricable de personnages enchevêtrés, dans le plus pure style romantique. Pourtant la composition de ce massacre peut être divisée, de façon très nette, en quatre parties distinctes, quatre rectangles égaux formés par le croisement des deux médianes du tableau. Au contraire, le portrait de Madame Rivière d’Ingres semble être un modèle de calme, d’équilibre, de simplicité, d’élégance. Cependant la pose de cette femme, pose organisant la composition, s’avère être complètement invraisemblable, un lacis de lignes, une pose qui ne pourrait dans la réalité n’être tenue que par un fakir contorsionniste !
Des exemples de cette approche plastique peuvent naturellement être multipliés à l’infini. Cette approche semble d’autant plus fondée pour la peinture moderne, puisque celle-ci à chercher à éliminer le sujet, comme la mimésis, pour la mettre en avant. Ainsi à l’occasion de l’exposition Cézanne une telle approche se serait sans doute avérée très profitable pour le public. Les cartels auraient pu essayer de montrer avec quelle patience et acharnement Cézanne cherchait à organiser son tableau de façon à ce que lignes, couleurs, compositions, espace, lumière, parviennent à s’accorder, délaissant pour cela les sujets extraordinaires de sa jeunesse comme la représentation mimétique du monde.
Dans le département des peintures françaises du Louvre quelques exemples de ce type de discours sont présents. L’ Assemblée dans un parc de Watteau porte ainsi ce commentaire : « Les silhouettes vues de dos, un des « topoï » de l’art de Watteau, permettent au spectateur d’entrer dans ce paysage crépusculaire. » Un paysage de Corot, Le Municipe à Volterra (1834) est décrit de la sorte : « Il parvient à suggérer la distance et l’espace sans l’appui de repoussoirs. »
Faut-il aller plus loin, remettre ensuite l’œuvre dans l’un de ces contextes : la vie de l’artiste, le contexte de l’histoire de l’art ou de l’histoire… A priori il s’agit ici du rôle de la présentation et des éléments didactiques premiers. Pourtant le cartel peut aussi tenter de remettre le tableau dans une perspective plus large, à condition que celui-ci possède un élément particulier permettant cette ouverture. Par exemple, si un tableau est remarquablement représentatif d’un style, d’un mouvement, le cartel peut définir ce style à partir de cette œuvre.
Tout en fait est possible. Un tableau peut présenter un intérêt particulier sur le plan de l’histoire de l’art, de l’iconographie, de la vie de l’artiste, de l’histoire, de la mentalité d’une époque… En attirant l’attention sur cette particularité, le cartel permet sans doute de trouver un lien, une «accroche», entre l’œuvre et le visiteur. Le département des peintures du Louvre propose ainsi nombre d’ouvertures à partir de ces œuvres. Il nous est ainsi rappelé que le portrait de Jean le Bon constitue «Le premier exemple conservé depuis l’Antiquité d’un portait peint indépendant.» Le cartel du retable du Parlement de Paris fait remarquer au visiteur qu’il peut voir «au fond, à gauche, une vue de Paris avec la Tour de Nesle, la Seine, le Louvre». Le commentaire d’un tableau de chasse d’Oudry restitue la place que détenait ce peintre en son temps «l’un des artistes préférés de louis XV, plus féru de chasse que de peinture». Les massacres du Triumvirat de Caron sont replacés dans l’arrière-plan historique des guerres de religion. L’autoportrait de Madame Vigée-Lebrun avec sa fille se rattache quant à lui « au sentimentalisme des tableaux de Greuze et aux idylliques évocations de l’enfance chères aux contemporains de Rousseau.» Monsieur Bertin d’Ingres représente «l’image type de la bourgeoisie triomphante de 1830». Les botteleurs de foin de Millet ont pour leur part un aspect social sous-jacent. En effet, «la vision réaliste de la condition paysanne ou ouvrière effrayait les classes dirigeantes, qui croyaient y voir un encouragement à la révolte».
Une autre approche de l’œuvre proposée par les cartels du Louve, et se retrouvant très souvent dans les musées, est l’approche muséographique, l’approche de l’histoire des collections. Le cartel nous restitue alors la liste des différents propriétaires du tableau jusqu’à sa date d’acquisition par le musée. Ce discours n’est pas sans intérêt pour le public. Il peut lui faire prendre conscience de l’existence des commanditaires, de la vie que mène une œuvre après sa création. Il renforce l’aspect concret, matériel de l’œuvre. Ainsi, La Présentation au Temple de Vouet a été «donnée en 1641 par le cardinal de Richelieu à l’église de la Maison professe des Jésuites, rue Saint-Antoine à Paris ; acquis en 1763 à la suppression de l’ordre des Jésuites e en France par Jean de Julienne, qui le donna en 1764 à l’Académie. »
Ce discours est très prisé du musée, sans doute parce que, comme le discours iconographique, il représente un discours concret et objectif. Il semble naturel dans l’enceinte du musée, l’actuel possesseur des œuvres. Nous pouvons cependant nous interroger sur son intérêt pour le public quand il est utilisé d’une façon systématique. Ce discours est pour ce dernier un discours annexe, ne répondant pas aux premières questions qu’il sur pose devant un tableau. Par exemple, devant les Quatre Saisons de Poussin, il aimerait certainement que le cartel lui apprenne autre chose que le nom de son premier propriétaire, le duc de Richelieu.
Il faut maintenant se poser la question de l’agencement de tout ces discours entre eux. Deux solutions semblent possibles. La première est de mélanger les différents discours, montrant au visiteur les diversités d’approche que peut susciter un tableau, le stimulant de découvertes en découvertes. C’est un peu l’exemple du musée du Louvre - même si le discours iconographique et le discours d’histoire des collections reviennent le plus souvent. Le visiteur va d’un tableau à l’autre. Sur l’un, le cartel lui donne une remarque iconographique, sur l’autre stylistique, sur un troisième historique… Petit à petit, une vision générale de l’art d’une période se fait jour dans l’esprit de ce visiteur.
La deuxième solution est de ne choisir qu’un seul discours, systématisé à tous les tableaux. Cette solution a l’intérêt d’attirer l’attention du public sur une approche précise de l’art, approche qui, à force d’être répétée, pourra être retenue. Naturellement cette solution dépend du discours choisi. Un discours d’histoire des collections appliqué à tous les cartels risquerait de ne pas apporter grand-chose au visiteur, plutôt de le rebuter. Le discours iconographique serait certes plus pertinent, mais il ne se justifie seulement que pour des sujets complexes.
Il semble finalement que le discours le plus approprié pour être généralisé sur l’ensemble d’un parcours est le discours plastique. Il s’agit en effet d’un discours qui, plus que les autres, amène à voir réellement le tableau, à chercher par soi-même, à ne pas être passif. Apprendre à observer l’organisation formelle d’une œuvre donne une grille générale de lecture d’un tableau qui ne demande que peu de connaissances littéraires ou historiques, seulement un regard critique et de la sensibilité. De tableaux en tableaux, l’attention du visiteur est à chaque fois menée vers un point de la composition qu’il n’avait pas perçu au départ. Petit à petit son sens de l’observation se développe. Et il finit par pouvoir de lui-même démonter la structure d’une œuvre. A la différence du savoir iconographique ou historique qui ne peuvent vraiment s’acquérir qu’en dehors du musée, le savoir formel au contraire s’apprend en premier lieu dans cette enceinte, devant les œuvres, en les observant. Le cartel serait donc en mesure d’aider à cette acquisition.
Une autre question posée par le cartel est celui de sa facilité de lecture. Cette facilité peut, en premier lieu, être mise en péril par le nombre des informations, l’accumulation des textes. Le cartel doit pour chaque tableau parvenir réellement à trouver le détail le plus important qui permettra de retenir l’attention du visiteur, et s’en tenir à ce détail. Il est dommage que nombre de cartels du Louvre commence par un discours muséographique pouvant rebuter beaucoup de visiteurs et ainsi les empêcher d’aller plus avant dans la lecture. Les éléments les plus importants du texte du cartel ne sont donc pas assez mis en valeur.
La facilité de lecture peut également être stoppée par le niveau de langage. Le discours d’histoire de l’art comprend beaucoup de termes et de références inconnues du grand public. Les cartels du Louvre ne sont ainsi sans doute pas d’une lecture très aisée. Ne faudrait-il pas cherché à transmettre le contenu de ces cartels dans une langue plus courante et accessible ? Comment délimiter le niveau de cette langue ? Madame Claire Merleau-Ponty présenta, voici quelques années, une exposition au sujet de l’école de Barbizon, destinée aux enfants, à la Halle Saint Pierre de Paris. Les textes de cette exposition avaient la particularité d’offrir un double niveau de lecture : de grands panneaux sur les murs s’adressaient aux adultes ; les enfants eux avaient droit à de petits textes drôles conçus spécialement à leur intention. Cependant, il s’avéra que les parents préféraient, subrepticement, lire ces textes réservés à leur progéniture plutôt que de consulter les panneaux « pour adultes ». Dans ce lieu de la Halle Saint Pierre, ils possédaient certes une excuse pour s’intéresser à des textes enfantins. Mais qu’en serait-il au Louvre ? Ces mêmes adultes se sentiraient certainement vexés si on leur proposait, spécialement pour eux cette fois-ci, ce type de texte. Ceux-ci se révéleraient peut-être plus profitable au « grand public » que les textes actuels. Mais ils ne plairaient sans doute ni à ce grand public - pour des raisons d’amours propre -, ni aux conservateurs – pour des raisons de sérieux de l’établissement. Une réflexion sur ce sujet est donc certainement aussi à entreprendre.
Conclusion
Cette monographie a ainsi tenté d’établir une réflexion sur un sujet encore peu étudié. Sans doute ce domaine n’a-t-il pas été jusqu’ici délaissé par hasard. Nombre de raisons, liées aux conceptions, aux idées, aux sentiments, que chacun met dans l’art (ce n’est pas un sujet indifférent) ont empêché d’analyser sérieusement la question. Celle-ci erre donc pour le moment dans une sorte de flou artistique. Personne ne sait vraiment ce qu’il faudrait faire pour « aider le public », lui faciliter son accessibilité intellectuelle dans le musée d’art. Notre travail a essayé de montrer que l’essentiel était de concevoir la présentation comme un ensemble global, cohérent, hiérarchisé, organisé selon un but. Il n’existe pas de présentation miracle, qui permettrait à n’importe quel visiteur d’appréhender n’importe quel tableau. Ce visiteur doit lui aussi fournir un grand effort pour aborder l’art. La présentation a cependant pour fonction de l’aider dans cet effort, et non pas de le rebuter.
Cet ensemble cohérent peut prendre des formes très diverses. Il n’existe pas non plus de solution unique et systématique. L’art est un domaine extrêmement ouvert, qui peut donc être abordé de bien des façons. Mais l’essentiel est de décider d’un angle d’approche. Le musée doit oser choisir, oser sortir de sa neutralité, oser construire un discours. Il n’est pas grave que cette présentation ne plaise pas à tout le monde, aucune ne le peut. Proposer une vision précise de l’art provoquera forcément des réactions de refus de la part de ceux ayant une autre vision. Mais des réactions positives pourront aussi exister. Des tendances, des goûts, des préférences se feront jour. Le public sera confronté à des éléments précis. Il ne sera plus dans le vague, l’indéfini. Il sera ainsi en mesure de se déterminer, d’émettre un jugement.
Le musée d’art peut du reste également tirer bénéfice d’un souci nouveau du public. S’obliger à sortir d’un discours de spécialiste, s’obliger à chercher, à définir ce qu’une peinture peut bien avoir de vraiment intéressant, aboutira certainement à un résultat tout aussi profitable pour le conservateur que pour le grand public.
Bibliographie
Il n’existe que peu de publications traitant spécialement de ce sujet. J’ai donc dû étayer ma réflexion avec des ouvrages aux contenus assez divers, et qui abordaient la question de la présentation didactique dans un musée d’art d’une façon annexe.
1) Ouvrages généraux
L’Amour de l’art. Les musées et leur public. Pierre Bourdieu, Paris, édition de Minuit, 1969.
La muséologie selon G.H. Rivière. Paris, Dunod, 1989.
A l’approche du musée, la médiation culturelle. Elisabeth Caillet, collection muséologie, presse universitaire de Lyon, 1995.
Le musée, l’origine de l’esthétique. Jean-Louis Déotte, Paris, L’Harmattan, 1993.
La vie mystérieuse des chefs d’œuvre. Catalogue d’exposition, R.M.N., 1980
La jeunesse des musées. Catalogue d’exposition, R.M.N., 1994
2) Sur la muséographie
Autour du Grand Louvre. Le débat, no81, septembre-octobre 1994
Vers un nouveau XIXe siècle. Le débat, no44, mars-mai 1987
Choix muséographiques au nouveau musée des Beaux-Arts de Caen : le labyrinthe ordonné. Monographie de l’Ecole du Louvre, par Guilhem André, Rivaud Christophe et Sigaud Anne, 1994.
Le choix muséographique du musée des Beaux-Arts de Rouen. Monographie de l’Ecole du Louvre, par Florence Pucci, 1994.
Dossier : muséologie, le nouveau désordre des musées. Art Press no201, avril 1995.
3) Sur l’écrit
L’écrit dans le média exposition. Sous la direction d’André Blais, la société des musées québécois, 1993.
Textes et publics dans les musées. Publics et musées no1, mai 1992.
Principaux musées et expositions étudiés
1) Musées
Le musée du Louvre, Paris.
Le musée d’Orsay, Paris.
Le musée national d’art moderne du Centre Pompidou, Paris.
Le musée Picasso, Paris.
Le musée Cognacq-Jay, Paris.
Le musée Carnavalet, Paris.
Le musée des Beaux-Arts de Rouen.
Le musée des Beaux-Arts de Caen.
2) Expositions
Les expositions monographiques du Grand Palais, à Paris : Géricault (1991), Poussin (1994), Cézanne (1995).
Monet en Norvège. Musée Rodin, Paris, 1995.
Sam Francis : les années parisiennes : 1950 – 1961. La galerie nationale du jeu de Paume, Paris, 1995.
Rétrospective : Serge poliakoff 1946 – 1969. Fondation Dina Vierny – Musée Maillol, Paris, 1995.
Visages de l’icône. le Pavillon des arts, Paris, 1995.
Féminin –masculin : le sexe dans l’art. Le Centre Pompidou, Paris, 1995.
Arnold Schönberg : Regards. Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1995.
Passions privés. Musées d’art moderne de la ville de Paris, 1995.
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