Voici des exemples d'articles que j'ai publiés :
Plume, janvier, février, mars 2015
La Vallée-aux-Loups, « le véritable Chateaubriand »
En 1807, Chateaubriand achète une « maison de jardinier » dans le lieu-dit de la Vallée-aux-loups, sur la commune de Châtenay (maintenant Châtenay-Malabry). Ouvert au public depuis 1987, cet endroit témoigne de la complexité de la vie et des aspirations de l’écrivain, entre littérature et politique, goût pour la solitude et besoin de reconnaissance. Il est peut-être le « véritable Chateaubriand », pour reprendre une expression de Lamartine.
On connaît mal les raisons qui ont poussé l’écrivain, alors âgé de 38 ans, à une telle acquisition. L’endroit, isolé (bien que non loin de Paris), une « chartreuse », un « ermitage », répond à un désir de se retirer du monde qu’il a souvent exprimé. Peut-être le nom évocateur de Vallée-aux-Loups, une vallée jadis peuplée de loups, a-t-il joué un peu. L’écrivain affirme qu'il a dû s’y cacher à la suite d’une phrase d’un article du Mercure de France de juillet 1807, où il égratigne Napoléon : « C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire. » Ce dernier fut certes irrité, au point de faire supprimer la revue. Mais alla-t-il jusqu’à persécuter l’écrivain ? Cela n’est pas sûr. Dans tous les cas, c’est sous le Consulat puis l’Empire que Chateaubriand peut gagner une immense gloire littéraire, à partir de la publication du Génie du Christianisme en 1803 - ouvrage en phase avec la volonté napoléonienne de restaurer la religion catholique. Auparavant il n’était qu’un petit noble breton retourné clandestinement en France après plusieurs années d’un exil difficile en Angleterre. Chateaubriand, à partir de 1803, reçoit ainsi postes et avantages. Et c’est lui qui refuse de trop s’engager, n’adhérant pas à ce qu’il appelle le despotisme napoléonien, notamment lors de l’exécution du duc d’Enghien en 1804.
Pour acquérir la maison, Chateaubriand a dû emprunter. L’écrivain en effet n’a pas de fortune personnelle, étant un cadet de famille privé d’héritage. Il se décrit comme un « prolétaire », une « machine à livres » qui doit produire sans cesse. Il obtient certes des sommes importantes de ses ouvrages, mais dépense d’une manière aristocratique, sans vraiment compter et en voulant tenir un certain rang. Dans cette maison, Chateaubriand, presque pour la première fois, habite avec sa femme, Céleste, qu’il a épousé en 1792 pour faire plaisir à ses sœurs : « Pour éviter une tracasserie d’une heure, je me rendrais esclave pendant un siècle. » La vie sentimentale de l’écrivain est certes ailleurs, du côté des nombreuses maîtresses qu’il parvient à séduire. Céleste toutefois n'est pas une épouse soumise et sans relief. Elle a du caractère, de l'esprit, sait tenir tête au grand homme, et finalement déploie son énergie dans la création d'une institution charitable, l’Infirmerie Marie-Thérèse. Le couple n’a pas d’enfant, Chateaubriand n’en ayant aucune envie.
Chateaubriand architecte et jardinier
La maison est une bâtisse datant de la fin du XVIIIe siècle, à laquelle Chateaubriand ajoute des éléments personnels : un étonnant escalier de bateau à double branche (un rappel de ses origines malouines) qui sert d’escalier d’honneur ; une façade ornée d’un décor médiéval (créneaux, tourelles…), aujourd’hui très remaniée, qui devait évoquer peut-être Combourg, le château de son enfance ; une deuxième façade mise en valeur par un très élégant portique de marbre soutenu par deux cariatides au torse antique – évocation cette fois-ci de la Grèce, berceau de la civilisation que l’écrivain découvre en 1806 lors de son grand voyage à Jérusalem ; un jardin enfin, cette fois-ci une création ex-nihilo à partir d’un verger sauvage, d’un « terrain inégal et sablonneux » qu’il aplanit et fait tracer d’allées. Chateaubriand s’occupe lui-même de ses arbres. Il montre de la passion et de réelles compétences dans ce domaine : « J’étais dans des enchantements sans fin (…) j’allais, muni d’une paire de sabots planter mes arbres dans la boue. » Il peuple le jardin d'essences qui rappellent là encore ses voyages : cèdre du Liban, pin de Jérusalem, laurier de Grenade… « Je les connais tous par leurs noms comme mes enfants : c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre. » Ce jardin est le paradis qu’il s’est lui-même créé, dans lequel il espère le « bonheur de la retraite et du repos. »
Dans ce lieu enchanteur, Chateaubriand travaille toutefois beaucoup. Son bureau a été aménagé dans un petit pavillon isolé appelé la tour Velléda, où il peut écrire jusqu’à 12 heures par jour. Les Martyrs, Les Aventures du dernier Abencérage, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem… datent de cette période, aussi le début de son œuvre majeure, qu’il appelle alors les Mémoires de ma vie – elles ne seront d’outre-tombe que bien plus tard. Constatant que « la plupart de ses sentiments sont demeurés au fond de son âme, », il décide en effet de partir à la recherche de son « inexplicable cœur », qu’il pense retrouver dans les méandres de sa jeunesse et de ses souvenirs. La Vallée-aux-Loups a pu être un cadre propice à se travail d’introspection.
La Vallée-aux-Loups après Chateaubriand
Cette retraite studieuse est cependant troublée par la chute de l'Empire. Chateaubriand se lance alors dans l’arène politique. Il publie une brochure contre Napoléon en avril 1814, De Buonaparte et des Bourbons, et soutient activement le retour de Louis XVIII. En récompense, il devient pair de France et ministre d’État. Mais en 1816, il proteste dans un nouvel opuscule contre la dissolution de la « chambre introuvable », chambre des députés très majoritairement ultra-royaliste – le courant dont il est un grand défenseur pendant toute la Restauration. Chateaubriand perd alors sa pension de ministre. Sa situation financière devient intenable et il doit vendre sa maison, à sa grande tristesse : « La Vallées-aux-Loups, de toutes les choses qui me sont échappées, est la seule que je regrette ; il est écrit que rien ne me restera. »
À cette époque, il vient de rencontrer Madame Récamier, la fameuse beauté du Directoire, peinte par David. Les deux célébrités éprouvent une passion partagée et durable. Juliette Récamier, n’en ayant pas elle-même les moyens, fait acheter la maison par un ami proche, Mathieu de Montmorency, par ailleurs un rival politique de l’écrivain - ils se succéderont au ministère des affaires étrangères. Le nouveau propriétaire lui permet de venir quand elle le veut, mais sans Chateaubriand. Il ajoute à la demeure une aile de style troubadour ainsi qu'une orangerie (à présent un salon de thé) et une chapelle. Il meurt en 1826. La maison passe alors, pendant près d’un siècle, dans la famille des La Rochefoucauld. Sous le second empire, de fastueuses réceptions sont organisées et une nouvelle aile, l’aile La Rochefoucauld, est ajoutée.
En 1914, la maison est rachetée par Henry Le Savoureux, médecin aliéniste, qui la transforme en maison de repos, accueillant une vingtaine de malades, parfois célèbres. Il tient en parallèle un salon littéraire où se côtoie des grands noms comme Valéry, Paulhan, Fautrier, Saint-Exupéry… Paul Léautaud et Félix Fénéon y décède. Le poète Jacques Rigaut s’y suicide à 30 ans en 1929, suicide qui inspirera le roman Le feu follet de Drieu la Rochelle, où la maison est évoquée. Le docteur se prend de passion pour Chateaubriand : il rassemble une première collection et ouvre un petit musée. Il meurt en 1961.
La maison finit par revenir au Conseil général des Hauts-de-Seine, qui l’ouvre au public en 1987 après l’avoir réhabilitée. Il a été choisi d’en faire non pas un musée un peu froid mais une demeure charmante et cossue, d’époque Restauration, qui semblerait toujours habitée. Il ne s’agit pas d’une reconstitution à l’identique de l’intérieur du temps de Chateaubriand, que l’on ne connaît pas très bien. Au fil des salles, toutefois, la vie et l’œuvre de l’écrivain sont évoquées à travers des collections très variées : livres, tableaux, sculptures… aussi des objets ayant appartenu à l’écrivain. « Je suis au fond un vrai sauvage » Les collections sont constituées du fonds Le Savoureux et d’acquisitions postérieures. Elles comprennent notamment 300 lettres de Chateaubriand, 70 adressées à ce dernier, une quarantaine de son épouse, une dizaine de Madame Récamier, également trois poèmes autographes, quelques fragments de manuscrits, des curiosités comme l’arrêté de radiation du « citoyen Chateaubriand » de la liste des émigrés, signé par Fouché lui-même en 1801…
La bibliothèque compte plus de 12 000 volumes, dont plusieurs éditions anciennes remarquables. En parcourant tous ses écrits, on redécouvre certains aspects de la vie de l’écrivain. Par exemple, une lettre de 1804 du cardinal Fesch adressée à son célèbre neveu, Napoléon, se plaint de Chateaubriand (qui est alors secrétaire du cardinal à l’ambassade de Rome) : « plat valet à ma table (…) il s’étudiait à noircir ma réputation. » Une édition originale de l’Essai sur les Révolutions, le premier livre de Chateaubriand, publié en 1797 pendant son exil à Londres, a la particularité d’être annotée par Sainte-Beuve. Celui-ci pointe le scepticisme religieux de l’écrivain, avant son retour à la foi. Elle contraste avec une lettre de Chateaubriand de 1824 qui affirme : « Je veux la religion, la légitimité et la liberté. » Il est vrai que l’écrivain, né au sein d’une époque troublée où les régimes se succèdent très vite, a mis du temps avant de trouver son credo, entre ouverture aux idées nouvelles et fidélité à ses origines nobles. Mais Chateaubriand veut parfois échapper au fracas du monde, comme l’atteste déjà une lettre datée de 1803 : « Je ne forme plus qu’un vœu ; c’est celui d’une petite retraite où je me puisse me cacher pour écrire les mémoires de ma vie, avant de mourir. » La Vallée au Loups, que l’écrivain ne découvre que 4 ans plus tard, apparaît déjà en filigrane.
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Plume, octobre, novembre, décembre 2014
La Morgan Library, un écrin raffiné pour une immense collection
La Morgan Library est l’un des plus prestigieux musées de New York, au cœur de Manhattan, sur Madison Avenue. Elle constitue une référence en matière d’ouvrages médiévaux enluminés, de livres et dessins anciens, ainsi que de manuscrits à caractères historiques, littéraires et musicaux. Son nom vient de John Pierpont Morgan (1837 - 1913), peut-être le plus grand financier et collectionneur de l'Amérique du début du XXe siècle - à l’origine également de la banque J.P. Morgan.
Pierpont Morgan n’est pas un self-made-man mais le fils d’un important banquier, Junius Spencer Morgan. Il réussit toutefois par son sens des affaires et son audace à devenir bien plus puissant que son père, s’engageant dans des secteurs en expansion comme le chemin de fer ou l’acier. C’est un personnage imposant, intimidant, volontaire, un négociateur très coriace, qui sait percer à jour ses interlocuteurs : « Un homme a toujours deux raisons pour faire quelque chose : une bonne raison et la vraie raison. » Son empire est tel qu’il parvient plusieurs fois à sauver l’Amérique et son gouvernement d’une crise financière, notamment lors d’une très grave panique bancaire en 1907. Il devient ainsi un héros national. On le dit plus puissant que le président des États-Unis. Cette concentration de pouvoirs dans les mains d’un particulier peut toutefois entraîner des suspicions. Lui et d’autres grands financiers de l’époque, comme Rockefeller ou Carnegie, sont ainsi traités de « barons voleurs » manipulant l’économie selon leur intérêt.
Un collectionneur à l’appétit et aux moyens illimités
Ces capitaines d’industries demeurent toutefois dans la mémoire collective pour d’autres raisons, grâce aux institutions culturelles ou philanthropiques qu'ils ont laissées - des musées, des salles de spectacle, des hôpitaux, des fondations caritatives... Créer de telles institutions représente en effet le stade ultime de la réussite pour un Américain, son apothéose. Il se défait ainsi de son image d’homme d’affaires intraitable pour celle de bienfaiteur de l’Humanité. Il s’élève dans une sphère supérieure, au-delà de l’argent et du profit.
Mais Pierpont a toujours été un collectionneur passionné, un véritable connaisseur. Son père lui donne une éducation très soignée afin d'en faire son successeur. Il fréquente les meilleures écoles européennes, parle plusieurs langues, visite les grandes villes d'art. Toute sa vie, il passe chaque année plusieurs mois sur le vieux continent. C'est donc tout naturellement qu’il commence très jeune à collectionner, d'abord à une petite échelle, des lettres de grands hommes, des dessins...
Le tournant se situe en 1890 à la mort de son père (lui aussi collectionneur) : Pierpont prend désormais le contrôle de la banque familiale et ses moyens financiers s’accroissent prodigieusement. En 20 ans, jusqu’à sa mort en 1913, il se lance dans un rythme d’acquisitions peut-être inégalé dans l'histoire des collectionneurs : 60 millions de dollars dépensés, ce qui correspondrait à 900 millions aujourd'hui. Il achète avec avidité, avec voracité (il est connu par ailleurs pour son très grand appétit), souvent des collections en bloc, peu importe le prix – « aucun prix n’est trop élevé pour une œuvre d’une beauté incontestable et dont l’authenticité est avéré. » Il s’entoure d'experts pour trouver des affaires et juger de l’authenticité des pièces. Il ne veut que des objets d’exception, sans se limiter à un domaine en particulier. Il parvient ainsi à constituer une collection encyclopédique, qui va de l’Antiquité à son époque, de l’archéologie aux objets d’art, de la peinture aux manuscrits, de l'art à l'histoire et la littérature. Cette collection est toutefois principalement centrée sur l'Europe et les États-Unis. Par ailleurs, Morgan soutient de nombreuses institutions culturelles, comme le Musée d'histoire naturelle ou l’Opéra de New York, aussi le Metropolitan Museum, dont il est le président en 1904 - un président pas comme les autres puisque c’est lui-même qui, de sa poche, comble chaque année le déficit du musée !
La collection de Morgan est répartie entre plusieurs de ses résidences, à Londres et New York. Mais Morgan décide de se faire construire une bibliothèque privée (library en anglais, d’où Morgan Library) pour contenir ses livres anciens. Il choisit un terrain adjacent à son habitation newyorkaise, sur Madison avenue. À l'architecte commissionné, Charles Follen McKim, il exige : « Je veux un joyaux ». Et le résultat, achevé en 1906, est en effet un chef-d’œuvre : un bâtiment en marbre rose qui évoque la Renaissance italienne, selon un style historiciste dont l’architecte est un grand représentant. La façade d’entrée, rythmée d’une série de pilastres, est magnifiée par un portique majestueux.
L’intérieur est somptueusement décoré, associant toutes les techniques et toutes les matières. Il est composé de trois espaces. D’un côté, la bibliothèque, la plus grande pièce, qui comporte trois niveaux d’étagères. Cette salle est ornée d'une tapisserie flamande du XVIe siècle célébrant Le Triomphe de l'Avarice - un clin d’œil amusant pour un banquier ! De l’autre côté, son vaste bureau, aux murs recouverts de damas rouge offrant une ambiance chaleureuse. Le plafond à caissons en bois, du XVIe siècle, a été apporté d’Italie. C’est la pièce la plus personnelle, où il aime à s’isoler, aussi recevoir ses invités, entouré de ses objets d’art préférés. Enfin, au milieu, le vestibule, appelé la rotonde, pièce tout en marbre, peintures et mosaïques et qui se termine par une abside – une pièce dont il se dégage une sorte de sacralité, comme dans un temple ou une église, la sacralité de l’art. Ce bâtiment est à présent le cœur historique de la Morgan, sa partie la plus remarquable, classée National Historic Landmark en 1966, l’équivalent de nos monuments historiques.
Le passage du privé au public
À la mort de Morgan en 1913, sa collection est toujours une collection privée, dont se pose la question de sa pérennité. Le banquier n’a pas organisé une structure juridique pour la contenir. Il a seulement émis le vœu qu’elle soit « en permanence disponible pour l'instruction et le plaisir du peuple américain. » C’est à son fils, J. P. Morgan Jr. qu’il revient de prendre les décisions. La collection est exposée en 1914 au Metropolitan de New York - la seule fois où il sera possible de la voir entièrement. Certaines œuvres sont vendues pour payer notamment les droits de succession, par exemple les célèbres Fragonard aujourd’hui à la Frick Collection. La plus grande partie des tableaux et objets d’art est donnée au Metropolitan en 1917. Mais la bibliothèque appartient toujours à la famille Morgan. En 1924, J. P. Morgan Jr, dans la tradition philanthropique de son père, choisit de l’offrir à un board of trustees (sorte de conseil d'administration) qu’il dote en outre de 1,5 millions de dollars pour ses frais de fonctionnement. La Morgan Library est ainsi née. La bibliothèque de Mc Kim est trop petite et fragile : il est donc édifié à côté en 1928 un nouveau bâtiment appelé l'annexe, à la place de la résidence où vivait Pierpont. C'est une construction délibérément modeste, « un modeste et harmonieux complément » - image peut-être du fils qui se place dans les pas de son père -, un bâtiment fonctionnel et dont le style s’adapte à celui de la bibliothèque néo-renaissance. Il offre une grande salle d'exposition et un auditorium, exprimant la double mission de la Morgan : accueillir les chercheurs et le grand public.
La Morgan devient dès lors une institution reconnue de New York. Elle évolue beaucoup depuis 30 ans. En 1988, la très vaste résidence de J. P. Morgan Jr est rachetée, après avoir été vendue en 1943. Elle est réaménagée pour recevoir notamment des locaux administratifs. Au dernier étage est installé un laboratoire scientifique de niveau mondial pour la conservation de toutes les sortes de papier, le Thaw Conservation Center, du nom des donateurs Eugene et Clare Thaw (qui ont également offert 20 lettres de Van Gogh !) La Morgan en effet, comme la plupart des musées américains, ne dépend pas de l’État et ne fonctionne en grande partie que grâce à la générosité privée. Chaque nouvelle salle, chaque projet de rénovation, chaque nouvelle acquisition, n’est possible que par l’intervention de donateurs. Au début des années 2000, il est demandé à Renzo Piano (le créateur du Centre Pompidou) de donner une unité aux trois bâtiments - la bibliothèque, l’annexe et la demeure de Morgan Jr. - tout en ajoutant encore de nouvelles salles. Piano crée un hall d'entrée en verre et acier qui joue sur la transparence. C’est un cube parfait, minimaliste, presque invisible, qui sert de « piazza » à l’italienne desservant les trois bâtiments.
La Morgan est ainsi (provisoirement) achevée. Le musée a gagné beaucoup d’espace, lui permettant, à l'occasion de nombreuses expositions temporaires, de faire découvrir différents aspects de ses collections. En outre, sur les lieux même de la bibliothèque historique, des présentoirs ont été installés afin de montrer, par roulement, tous les 4 mois, quelques-uns de ses chefs d’œuvre, une initiative appelée « Treasures from the Vault ». Il n’est toutefois pas possible d’exposer les œuvres de manière permanente, à la fois par manque de place et compte tenu de leur fragilité. Mais la majorité de la collection peut être retrouvée sur le site internet, dans une base de donnée gratuite appelée CORSAIR, du nom du yacht de Pierpont.
Une grande variété de collections
Les collections de la Morgan sont donc en partie constituées des acquisitions de leur fondateur, également d’achats et de donations ultérieures. Elles sont divisées en plusieurs départements. Les peintures et objets d’art sont un reliquat (quel reliquat !) des anciennes collections données principalement au Metropolitan. On y trouve des chefs d’œuvres, notamment certains objets d’art médiévaux comme le triptyque de Stavelot, aussi des peintures de Memling ou du Pérugin. Le musée possède par ailleurs une des plus importantes collections au monde de sceaux de l’Orient ancien, à laquelle s’ajoute de nombreuses tablettes cunéiformes. Pierpont a en effet une fascination particulière pour les civilisations disparues, finançant même des programmes de fouilles. La collection de dessins, environ 12 000 pièces, comprend la plupart des écoles européennes depuis le Moyen-âge. On y retrouve les plus grands noms de l’histoire de l’art : Michel-Ange, Rubens, Poussin, Watteau, Goya, Degas… La Morgan dispose également de la plus importante collection de gravures de Rembrandt des États-Unis.
Les manuscrits enluminés représentent environ 11 000 volumes, du IXe au XVIe siècle, des manuscrits européens (la France est le pays le mieux représenté) mais aussi arméniens, coptes, arabes, indiens... Parmi les chefs d’œuvres, l’on peut citer la plus ancienne copie complète des Commentaires de l’Apocalypse de Beatus, datant du Xe siècle, au souffle visionnaire caractéristique. Aussi le célèbre Livre d’heures du cardinal Farnèse, du milieu du XVIe, orné de miniatures de Giulio Clovio déjà louées en leur temps par Vasari. La collection de livres imprimés couvre toutes les périodes. Elle est très riche en incunables, en premières éditions, en livres d’imprimeurs célèbres (William Caxton, Nicolas Jenson…), en livres remarquablement illustrés (par Dürer, William Blake…) ou reliés (dont une collection de 1000 volumes acquis pour documenter l’histoire de la reliure)… Elle contient trois exemplaires (un sur vélin et deux sur papier) de la Bible de Gutenberg, le premier livre imprimé d’Occident - trois sur un tirage d’environ 180, dont une cinquantaine existe toujours.
La collection de manuscrits musicaux de la Morgan compte aussi parmi les plus considérables du pays. Pierpont y porte moins d’intérêt (bien qu’il acquière les deux plus anciennes lettres connues de Mozart) mais elle s’enrichit par la suite. Elle contient par exemple la plus importante collection de manuscrits de Mahler au monde, aussi d’autres grands noms tels que Brahms, Chopin, Schubert …
Le département des manuscrits littéraires et historiques comprend des manuscrits, de la correspondance, des journaux intimes, des documents divers… de nombreux grands écrivains américain et européen, également d’artistes, de scientifiques (Newton, Galilée, Einstein, Faraday…), de personnages historiques (Élisabeth I, Napoléon – le héros de Pierpont -, Washington, Jefferson, Lincoln...)… Il couvre toutes les périodes. Morgan s’intéresse aussi aux auteurs qui lui sont contemporains, par exemple en achetant des manuscrits de son ami Mark Twain. Ce dernier lui écrit « Une de mes plus hautes ambitions est satisfaite : avoir quelque chose de moi placé au sein de cette auguste compagnie que vous avez rassemblée afin qu’elle demeure indestructible dans un monde appelé à disparaître. » Devant la renommé de la Morgan les écrivains eux-mêmes peuvent faire des dons : Steinbeck par exemple, qui offre son journal intime de la fin des années 1930, alors qu‘il écrit Les Raisins de la colère. La France est très bien représentée : une épreuve corrigée d’Eugénie Grandet de Balzac, un manuscrit de Julie ou La nouvelle Héloïse copié par Rousseau pour son imprimeur, le manuscrit de Bel-Ami de Maupassant ou celui de Nana de Zola, une grande collection de lettres de Voltaire… Les auteurs anglophones sont bien sûr en majorité : une des œuvres les plus rares est peut-être le seul manuscrit existant du Paradis perdu de Milton, 33 pages retranscrites et corrigées par des assistants sous la direction du poète devenu aveugle. Le musée possède la plus importante collection au monde de manuscrits et lettres de Jane Austen, la plus importante aux États-Unis de Charles Dickens, des collections remarquables de Lord Byron, Edgar Poe, Oscar Wilde… Un autre manuscrit d’exception est celui d’Un chant de Noël de Dickens, écrit en seulement six semaines. Ce manuscrit a été restauré en 2011 par le Thaw Conservation Center : on a enlevé à chaque verso de page une fine gaze de soie appliquée au début du siècle pour le protéger, celle-ci ne produisant pas les effets escomptés.
Après la mort de Morgan le département est enrichi par de nombreux dons, par exemple en 1997 les archives de Pierre Matisse, le fils du peintre, grand galeriste new-yorkais, archives qui permettent de découvrir de nombreuses lettres d'artistes tels que Balthus, Chagall, Dubuffet, Giacometti, Miró... En 1999, le musée acquiert les volumineuses archives de The Paris Review, un des plus importants magazines littéraires anglophones, fondé en 1953. Elles offrent des documents inédits sur certains des plus grands écrivains de l’après-guerre, dont Jack Kerouac, John Irving, Samuel Beckett, Philip Roth… La Morgan Library, vénérable institution, montre ainsi son ouverture sur le monde contemporain.
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Plume, octobre, novembre, décembre 2014
Balzac à Saché : un refuge au cœur de la Touraine
Le château de Saché représente un havre de paix dans la vie tourmentée de Balzac, loin des inextricables soucis qu’il rencontre à Paris. Cette demeure campagnarde se trouve sur le village de Saché, à une vingtaine de kilomètres de Tours. Balzac vient s’y ressourcer une dizaine de fois de 1825 à 1848.
Les châtelains, les époux Margonne, sont des amis de la famille : « Le propriétaire, homme de 55 ans, m’a fait jadis sauter sur ses genoux ». C’est un couple qu’on pourrait qualifier de balzacien : « Pour ne pas partager cette terre, Mr Margonne avait épousé sa cousine non par amitié pour elle mais par convenance pour ne pas dire par avarice » nous apprend le régisseur du domaine. Madame Margonne est décrite par Balzac comme « intolérante et dévote, bossue, peu spirituelle », « très petite de taille et petite d’esprit » ajoute même le régisseur. Ils n’ont pas d’enfant. Mais Jean Margonne (« un des plus beaux hommes du département » selon le régisseur, « très aimable près des dames ») aurait eu un fils par ailleurs, Henry, à la suite d’une liaison avec la propre mère de Balzac (de son côté au bras d’un mari de 32 ans plus âgé). À la mort de Jean Margonne, en 1858, Henry reçoit ainsi un legs de 200 000 francs.
Frère cadet d’Honoré, il est le fils préféré, tandis qu’Honoré se plaint d’avoir été délaissé par sa mère : « Elle me haïssait déjà avant ma naissance » peut-il même écrire. Les Margonne habitent Tours mais séjournent à Saché plusieurs mois par an. Ils possèdent près de la moitié de la surface de la commune, des fermes, des moulins, des bois, des cultures… que Jean Margonne gère avec sévérité, « d’un intérêt vil », ne donnant « jamais rien aux pauvres », selon le régisseur. Il précise toutefois : « C’était un homme juste remplissant ses engagements avec exactitude. Il n’était pas communicatif, parlant peu, fin observateur, il cherchait toujours à deviner la pensée des autres et il ne communiquait jamais la sienne. » Pour Balzac, Les Margonne sont des amis provinciaux, peut-être moins distingués que d’autres à Paris, mais chez qui il peut s’inviter quand il le veut. Il regrette cependant « la sèche hospitalité de M. de Marg[onne] (…) On est toujours mal chez les avares. »
« Je suis un galérien de plume et d’encre »
Ses séjours à Saché lui permettent de retrouver sa Touraine natale, qu’il aime « ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert » mais « comme un artiste aime l’art ». Il peut y restaurer sa santé menacée par un intense surmenage, s’autorisant parfois des promenades dans une nature où le ciel est « si pur, les chênes si beaux, le calme si vaste ! » Il n’a rien à payer, élément appréciable pour un homme éternellement accablé de dettes – Balzac gagne des sommes importantes en tant qu’écrivain mais ne peut s’empêcher de toujours s’engager dans des entreprises hasardeuses ou des dépenses somptuaires. Le château du reste lui permet aussi de se cacher de ses créanciers. Afin de voir miraculeusement disparaître ses soucis d’argent, il tente même, sans succès, en 1832, d’épouser une riche veuve des environs, la baronne Deurbroucq – ce rêve d’un riche mariage ne s’accomplira que tout proche de la mort, avec Madame Hanska.
Mais Balzac à Saché continue aussi d’écrire, suivant son rythme habituel : « se lever à deux heures dans la nuit et travailler quinze heures de suite ». Il constate : « Je vis sous le plus dur des despotismes : celui qu’on se fait à soi-même (…) Je suis venu me réfugier ici au fond d’un château, comme dans un monastère. » Il est stimulé par son fameux café, qu’il fait venir de Paris, n’éprouvant pas « de grandes inspirations » avec le café local. Le soir, il aimerait parfois continuer sa tâche écrasante, mais doit sacrifier à la vie sociale auprès de ses hôtes et leurs autres invités. « Cela semblerait étrange à des gens de province de rester sans dîner pour suivre une idée ». Il se livre ensuite à des parties acharnées de tric-trac avec Jean Margonne, peut-être à la source de celles, tragi-comiques, disputées dans Le Lys dans la vallée entre le jeune Félix de Vandenesse et monsieur de Mortsauf, le mari atrabilaire.
L’histoire d’amour platonique du Lys a en effet pour cadre enchanteur Saché et la vallée de l’Indre, vallée dont le lys est Madame de Mortsauf, l’épouse « vertueuse par goût ». Le château de Saché est l’un des trois que fréquente Félix, l’amoureux éperdu, le double de Balzac : « Les masses romantiques du château de Saché mélancolique séjour plein d'harmonies, trop graves pour les gens superficiels, chères aux poètes dont l'âme est endolorie. » Il y évoque une chambre qui rappelle celle que les Margonne réservent à Balzac : « Je demeurai quelques jours dans une chambre dont les fenêtres donnent sur ce vallon tranquille et solitaire (…) C’est un vaste pli de terrain bordé par des chênes deux fois centenaires, et où par les grandes pluies coule un torrent. Cet aspect convenait à la méditation sévère et solennelle à laquelle je voulais me livrer. »
De la demeure au musée
Dès son vivant, le château est associé à l’écrivain : « ma chambre, que les curieux viennent déjà ici voir par curiosité ». Il passe ensuite sous différentes mains et est laissé peu à peu à l’abandon. Il est racheté en 1926 par Paul Métadier (1872-1956) qui a l'idée novatrice, trop peut-être, de le transformer en une résidence d'écrivains. Son fils Bernard-Paul (né en 1918) propose d’en faire un musée consacré à Balzac. Le château est occupé par les Allemands pendant la guerre. Le musée ouvre en 1951. Bernard-Paul en est le conservateur, poste qu’il garde jusqu’en 2001. En 1958, la famille Métadier fait don du château et de ses collections au Conseil général d'Indre-et-Loire.
Le château est un logis Renaissance modernisé à l’époque de Balzac. Il a été aujourd’hui rénové de façon à restituer l’atmosphère de cette période, une reconstitution à l’identique n’étant pas possible. Au premier étage, le grand salon est orné d’un remarquable papier peint en trompe-l’œil daté du premier quart du XIXe. Dans la salle à manger, un papier peint de la même époque a été recréé d'après un fragment d'origine. Son décor antiquisant évoque celui du salon de la pension Vauquer du Père Goriot, roman commencé à Saché en 1834. Au second étage se trouve la petite chambre de l’écrivain, dont les meubles, selon une tradition orale, seraient ceux que Balzac a connu. Les autres salles de cet étage sont consacrées à sa vie et son œuvre, en mettant l’accent sur ses relations avec la Touraine. Au rez-de-chaussée, une salle retrace l’histoire complexe de la statue du Balzac de Rodin. À côté, un atelier d’imprimerie du XIXe a été installé, avec du matériel d’époque. Il nous rappelle que Balzac oublie un temps son ambition littéraire pour le métier d’imprimeur, de 1826 à 1828 - entreprise qui se termine par une faillite et marque le début de son endettement chronique.
Les épreuves corrigées du Lys dans la vallée
Les collections du musée sont constituées d’environ 2300 pièces de toutes sortes (sculptures, peintures, imprimés, manuscrits, mobilier…). Elles sont principalement issues de six donations de la famille Métadier. Aussi d’importantes acquisitions du Conseil général, comme le fonds du collectionneur Jean-Jacques Samueli, environ 600 volumes rassemblés en plusieurs dizaines d’années. Ce fonds contient quasiment l’ensemble des premières éditions des œuvres de Balzac. On y découvre notamment ses romans de jeunesse, très difficiles à dénicher car reniés même par leur auteur, qui les publie sous différents pseudonymes et les traite de « cochonneries littéraires ». Le musée possède aussi quelques pièces autographes de l’écrivain (l’Institut de France en détient la plus grande partie, grâce à la donation du grand collectionneur Spoelberch de Lovenjoul ) : par exemple des placards corrigés de La Chine et les Chinois et une édition de Louis Lambert annotée de sa main. Mais la pièce maîtresse est trois recueils d’épreuves corrigées du Lys dans la vallée, sur sept connus, acquis aussi par le Conseil général.
Ces placards et ces épreuves sont inhérents au processus d’écriture de Balzac. Celui-ci, pour commencer, se lance tête baissée dans un premier jet, qui n’est souvent qu’une esquisse assez informe. À partir de ce manuscrit sont édités des placards puis des épreuves que Balzac surcharge de corrections au point de les rendre presque illisibles. Ces corrections sont renvoyées aux malheureux typographes, pour rééditer de nouvelles épreuves. Ceux-ci, même les plus expérimentés, rechignent à faire plus « d’une heure de Balzac » par jour. Et le bon à tirer n’est signé qu’après de nombreux allers-retours ! Les recueils d’épreuves ne couvrent pas le roman en entier mais une partie de longueur variable. Balzac les fait relier pour les offrir à des proches : « Je ne donne jamais ces choses qu’à ceux qui m’aime. » Deux des trois recueils du Lys détenus par le musée sont dédiés à son fidèle ami, le docteur Nacquart : « Cher Docteur, voici l’une des pierres qui domineront dans la frise d’un édifice littéraire lentement et laborieusement construit ». Balzac, dès 1835, évoque ainsi cet immense « édifice littéraire » qu’il appellera plus tard La Comédie humaine. Le troisième recueil est donné à son avocat afin de servir de pièce à conviction dans le procès que Balzac ose intenter en 1836 à François Buloz, un patron de presse tout puissant. Balzac lui reproche d’avoir sans son accord fait publier dans une revue de Saint-Pétersbourg un jeu d’épreuves non corrigées du Lys, dont l’écriture n’est pas encore aboutie. Il est ulcéré de découvrir son nom attaché à des pages indignes de lui. Le recueil corrigé de Saché doit permettre au juge de noter les différences avec le texte « publié frauduleusement ». Balzac remporte son procès, se montrant très sourcilleux à défendre ses droits en tant qu’écrivain.
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Plume, juillet, août, septembre 2014
Berlioz à la Côte Saint-André : l'enfance provinciale d'un génie romantique
La Côte Saint-André est une « très-petite ville » de l’Isère, entre Lyon et Grenoble. Elle est sans doute inconnue de bon nombre de nos concitoyens mais bénéficie d’une grande réputation parmi les mélomanes de tous les pays.
Cette bourgade a vu en effet grandir Hector Berlioz, le compositeur qui a donné à la musique une force d’expression nouvelle, le héros romantique aux aspirations démesurées. Des fidèles du monde entier viennent en pèlerinage sur les pas du grand homme. Le point d’orgue de leur périple est sa maison d’enfance, au cœur de la ville, qu’ils visitent parfois avec une émotion quasi religieuse. On raconte le cas extrême d’un chef d’orchestre (le nom est à découvrir) qui s’agenouilla au seuil de ce sanctuaire.
Une maison d’enfance bien conservée
Cette maison nous permet de mieux comprendre les origines de Berlioz, derrière le mythe qu’il s’est lui-même forgé - « Ma vie est un roman qui m’intéresse beaucoup. » C'est une demeure cossue, marquant le rang de la famille : des propriétaires fonciers installés à La Côte depuis plusieurs siècles, patiemment enrichis au fil des générations, et dont certains sont devenus des notables importants. Le père de Berlioz a choisi lui d’être médecin, tout en s’occupant de gérer ses nombreuses terres. Il pratique son art d’une manière désintéressée, n’ayant pas besoin « de vivre de son état ». Homme des Lumières, curieux de tout, « travaillant constamment », il serait le premier à avoir introduit la pratique de l’acupuncture en Occident. Il épouse en 1802 Marie-Antoinette Marmion.
Le couple a six enfants, dont deux morts en bas âge. Hector, l’aîné, naît en 1803. Celui-ci sort donc d’un milieu privilégié, mais qui reste d’esprit provincial, soucieux de respectabilité : « Ma mère ne rêva point (…) qu’elle allait mettre au monde un rameau de laurier. Je vis le jour tout simplement, sans aucun des signes précurseurs (…) des prédestinés de la gloire. » Selon elle, être artiste conduit à la « déconsidération en ce monde et à la damnation dans l’autre. »
Très vite, le père prend en charge lui-même l’éducation de son fils, une éducation humaniste qui couvre tous les domaines, y compris la musique. Le jeune Hector développe ainsi une culture littéraire qui le marquera : L’Énéide de Virgile déclenche sa « première secousse poétique », y pressentant une « passion épique» qu’il traduira bien plus tard dans Les Troyens. C’est un enfant rêveur : « Mes pensées s'échappaient d'ailleurs de droite et de gauche, impatientes de quitter la route qui leur était tracée. » Des maîtres de musique lui apprennent à jouer de quelques instruments (la flûte, la guitare, le flageolet) mais pas le piano, le père craignant qu’il y prenne un intérêt trop vif.
Il s’essaie déjà à la composition, des morceaux qui portent « l’empreinte d’une mélancolie profonde. » Le père voudrait que son fils prenne sa suite : « Moitié de gré moitié de force, je finis par apprendre tant bien que mal de l'anatomie tout ce que mon père pouvait m’en enseigner. » À 18 ans, Hector part à Paris étudier la médecine. Mais très vite sa vocation musicale s’affirme, « impérieuse », « irrésistible », au point d’aller contre la volonté de la famille. Des conflits surviennent, peut-être pas aussi dramatiques qu’il les relate. La mère lui fait certes de grandes scènes : « Tu n’es plus mon fils ! je te maudis ! » Mais le père, continue à l’aider financièrement, même s’il renâcle parfois. Et Berlioz revient à La Côte quand il en a l’occasion.
La mère décède en 1838, le père en 1848. La maison est mise en vente par la famille en 1874. En 1932, un riche mécène, madame Dumien, l’achète pour la donner à l'Association des Amis de Berlioz. Le musée est inauguré en 1935, confié en 1968 au Conseil général de l’Isère, rénové en 2003 à l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur. La maison a été peu modifiée depuis l’enfance du musicien. Elle date de la fin du XVIIe siècle. Elle est acquise puis remaniée par la famille Berlioz au XVIIIe. Sa façade sur rue assez austère contraste avec un très beau jardin côté sud.
L’intérieur se compose de plusieurs niveaux, dont un étage noble aux imposantes pièces de réception. Il subsiste peu d’éléments du mobilier d’origine, mais le lieu a été réaménagé avec des meubles d’époque, de style comparable, en s’inspirant des descriptions du docteur. Certains meubles proviennent d’autres lieux d’habitation de Berlioz. Le parti muséographique est de donner le sentiment au visiteur qu’il entre dans un endroit toujours habité, un intérieur bourgeois ancien, en évitant au maximum les cartels et les vitrines modernes de musée. L’agencement des pièces est parfois significatif : la chambre d’Hector se trouve à l’extrémité d’une des ailes, juste avant le cabinet de travail du docteur. Il ne pouvait échapper à ses leçons ! Détail émouvant : la dernière restauration a permis d’y découvrir un décor peint datant sans doute de son enfance.
Berlioz à travers les lettres et les manuscrits
Avec le temps, la maison-musée a su acquérir un très important fonds documentaire : des lettres du musicien ou de son entourage, des partitions, des manuscrits, des carnets, des livres… Il provient principalement de dons de sa descendance, qui marque ainsi sa confiance au musée. Il nous permet de retracer d’une autre manière la vie du musicien. Par exemple, le Livre de Raison (c’est-à-dire livre de comptes) de Louis-Joseph Berlioz, Docteur Médecin résidant à la Côte St André, écrit de 1815 et 1836, nous donne des renseignements précis sur son milieu familial. Un ouvrage publié par le docteur nous rappelle l’activité scientifique de ce dernier : Mémoire sur les maladies chroniques, les évacuations sanguines et l’acupuncture.
Berlioz, un jour de 1827, à une représentation d’Hamlet, tombe éperdument amoureux d’une comédienne alors très en vogue, Harriet Smithson, d’origine anglaise. Il réussit à l’épouser après de nombreux obstacles - « Jamais plus intense douleur n’a rongé un cœur d’homme ! » Une lettre d’Harriet à leur fils unique, Louis, révèle ses difficultés à maîtriser le français : « Tu sais bien que ta pauvre mère est anglaise et qu’elle n’a puisse ecrire la langue Français alors mon fils pardon touts le fault dans ma lettre, il ne pas aucune dans mon cœur. » Ces difficultés contribueront à mettre un terme à sa carrière et ainsi à rendre l’ambiance au foyer des Berlioz très difficile.
Le musée possède environ 400 lettres de Berlioz, sur 4000 conservées, des lettres à sa famille, ses amis, ses confrères… où son tempérament dramatique et son goût à se mettre en avant apparaissent souvent. Il peut la même année, en 1830, écrire à sa mère « Je pourrais être aujourd’hui en perspective d’une existence heureuse et brillante ; et l’avenir est bien obscur. » et à son père « Spontini s’est écrié en entendant ma Marche au supplice : « Il n’y a jamais eu qu’un homme capable de faire un pareil morceau, c’est Beethoven ; c’est prodigieux ! »
Le musée possède une vingtaine de partitions autographes du musicien, dont beaucoup de mélodies de jeunesses, par exemple Le Fleuve du Tage. Parmi ces partitions, un carnet de « Souvenirs » présente des extraits d’œuvres jouées au cours de séjours à l’étranger, dont une amusante Chasse à la grosse bête pour « hautbois et fagot de sapin », une « bêtise » inspirée lors d’une soirée chez un prince allemand, qui ne comporte que 8 mesures et ne dure que quelques secondes. Berlioz ainsi voyage beaucoup : il ne réussit jamais vraiment à s’imposer en France mais est acclamé dans de nombreux pays.
Mais Berlioz est aussi un écrivain savoureux, plein de verve et de fantaisie. Ne réussissant à vivre assez de sont art, il mène ainsi en parallèle une activité de feuilletoniste. Il couvre pendant 40 ans l’actualité musicale, au Journal des débats principalement. Cela ne l’enchante guère : « Cette tâche toujours renaissante empoisonne ma vie. » Le musée possède son seul feuilleton manuscrit complet connu à ce jour (ces documents étant généralement jetés par l’imprimeur après usage), aussi quatre carnets de notes destinés à ses articles, où il recueille des impressions de concerts. Berlioz publie de nombreux ouvrages, dont le musée conserve des éditions originales : des livres rassemblant un choix de ses chroniques ; un livre théorique, son Grand Traité d’Instrumentation et d’Orchestration modernes ; ses Mémoires, qu’il commence en 1848 afin de rétablir la vérité sur sa « vie laborieuse et agitée. » Il les fait publier en 1865, à 1200 exemplaires, 200 offerts à ses proches, les autres devant être diffusés après sa mort. D’autres types de documents peuvent aussi être révélateurs, telles des factures éditées à l’occasion de la Symphonie fantastique, lors de sa fameuse création à Paris en 1830 au Conservatoire. Le musicien doit en effet souvent se charger lui-même de l’organisation de ses concerts. Un petit billet autographe est comme une profession de foi : « L’art est grand, le sentiment infini, l’intelligence bornée. »
À la fin de sa vie, à 60 ans passé, revenu de tout, deux fois veuf, toujours incompris du public français, il repense à son amour de 12 ans, Estelle Fornier, qu’il n’avait en fait jamais oublié - « d’autres amours n’effacent point la trace du premier… » Il parvient à la retrouver et la demande même en mariage, mais elle l’éconduit avec esprit : « Il est des illusions, des rêves, qu'il faut savoir abandonner quand les cheveux blancs sont arrivés. » Ils continuent cependant à correspondre comme l’atteste une lettre du musée : « Avec vous mon ciel n’est plus noir, vous êtes l’étoile qui y brille ; ma Stella. (…) vous ne m'aimez pas, mais je vous aime. » Berlioz affirme ainsi jusqu’au bout sa soif d’absolu et sa volonté de rester fidèle aux émotions de son enfance.
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Plume, avril, mai, juin 2014
L’ermitage parisien d’Eugène Delacroix
Dans une cour d’immeuble donnant sur une petite place reculée de Saint-Germain-des-Prés - la place de Furstenberg - se trouve le dernier appartement d’Eugène Delacroix. C’est à présent un charmant musée qui permet de découvrir d’une manière plus intime qu’ailleurs l’œuvre du peintre.
En 1857, Delacroix approche des 60 ans. Il a le statut paradoxal d’un artiste à la fois contestataire et reconnu. Ses grands tableaux sont achetés par l’État. Il accumule les commandes publiques, à la grande exaspération de ses confrères. Les nombreux changements de régime que connaît la France d’alors ne le font jamais tomber en disgrâce. Il est célébré triomphalement lors de l’Exposition Universelle de 1855. Mais par ailleurs Delacroix conserve la réputation scandaleuse de meneur du mouvement romantique, acquise lors des grandes batailles artistiques des années 1820. L’enseignement des Beaux-arts rejette toujours sa peinture. Il n’est admis à l’Institut qu’à sa huitième tentative, le 10 janvier 1857. Sa rivalité avec Ingres, le tenant du néo-classicisme, est proverbiale.
Finir la chapelle coûte que coûte
Loin de ces querelles, Delacroix se tient de plus en plus à l’écart. Il a certes toujours été un solitaire : « Les choses qu’on éprouve seul avec soi sont bien plus fortes et vierges » écrivait-il déjà en 1824. Il a choisi de rester célibataire, la peinture passant avant tout. Mais en parallèle, il a mené jusqu’ici une vie mondaine importante, étant apprécié pour son allure de dandy et l’agrément de sa conversation. Baudelaire le décrit comme « un cratère de volcan artistement caché par des bouquets de fleurs ». Désormais, il sent l’âge le rattraper et ses forces décliner – « la vieillesse qui m’assiège déjà de mille côtés ». Il est sérieusement malade, atteint de crises de laryngite aiguë, peut-être tuberculeuses, qui finiront par le perdre. Il a besoin de toujours plus de calme et d’isolement, afin de pouvoir encore poursuivre son œuvre. Il veut éviter toute distraction, même celle de voir ses amis - qui sont surtout des amis de jeunesse. Une fidèle servante, Jeanne-Marie Le Guillou, dite Jenny, est à son service depuis environ 1835. Elle est éperdument dévouée, « seul être dont le cœur soit à moi sans réserve », au point de devenir une confidente très chère.
Delacroix est alors accaparé par son dernier chantier : la décoration de la chapelle des Saints-Anges de l’immense église Saint-Sulpice, église paroissiale aux dimensions de cathédrale. Ce sont ses derniers murs, après ceux du Louvre, du Sénat, de l’Assemblée nationale, de l’ancien l’Hôtel de Ville détruit en 1871. Le rebelle de la peinture est ainsi l’ultime grand représentant d‘une tradition de la peinture murale issue de la Renaissance. La scène la plus célèbre de cette chapelle est La Lutte de Jacob avec l’Ange, combat solitaire de Jacob contre la divinité, qui peut évoquer celui de l’artiste contre lui-même afin de parvenir à créer : « Le talent est obligé de veiller constamment sur lui-même, de combattre, de se tenir perpétuellement en haleine ». Malgré son âge, il choisit de s’attaquer directement au mur (à l’exception du plafond), et non pas de peindre dans son atelier sur des toiles ensuite marouflées in situ, comme cela se pratique souvent à l’époque.
Un déménagement réussi
Delacroix habite alors rue Notre-Dame-de-Lorette, dans le quartier à la mode de la Nouvelle Athènes, le quartier des « lorettes ». En raison de sa santé, il peine à accomplir le long trajet jusqu’à Saint-Sulpice. Il demande à son marchand de couleurs, Etienne Haro, de lui trouver un logement plus proche. Et Haro déniche la perle rare : un appartement d’environ 150 m2, au premier étage d’un immeuble entre cours et jardin datant de la fin du XVIIe siècle. Cet immeuble appartenait aux communs de l’imposant palais des abbés de Saint-Germain-des-Prés, de style brique et pierre, qui existe toujours bien que remanié et ignoré des touristes.
Haro a pu négocier des conditions très avantageuses pour le peintre : l’escalier menant à l’appartement et le jardin sont quasiment réservés à son propre usage ; et il reçoit l’autorisation de se faire construire un atelier dans le jardin. Delacroix accepte donc et devient locataire. Il conçoit lui-même les plans de l’atelier et suit de près les travaux, qui durent de mai à décembre 1857. Il emménage le 28 décembre. Il adopte les lieux très vite : « Mon logement est décidément charmant. J’ai eu un peu de mélancolie après dîner de me retrouver transplanté. Je me suis peu à peu réconcilié et me suis couché enchanté. »
Il continue son existence austère, « une vie de chartreux » dédiée à l’art et « sa chapelle ». « Depuis quatre mois, je fuis dès le petit jour et je cours à ce travail enchanteur, comme aux pieds de la maîtresse la plus chérie ». Je « ne suis soutenu, dans ma résolution de me priver de tous plaisirs, et au premier rang celui de rencontrer ceux que j’aime, que par l’espoir d’achever. » Sa servante, cerbère intraitable, veille à sa tranquillité, fermant la porte aux opportuns, voire même aux amis, quand elle juge que le maître n’est pas en état de recevoir. De la fenêtre d’un appartement du même immeuble, deux jeunes peintres inconnus, Monet et Bazille, tentent de l’apercevoir dans son atelier. Mais la nouvelle génération n’ose l’aborder, tant la personnalité fait peur, avec sa figure autoritaire immortalisée par les premières photographies, « une beauté farouche, étrange, exotique, presque inquiétante » selon Théophile Gautier.
Delacroix achève enfin la chapelle en juillet 1861 - « Compensation céleste de mon isolement prétendu ! ». Il constate, amer, que les officiels se montrent assez indifférents du résultat. Malgré l’épuisement, il veut continuer à créer : « je suis comme la fourmi qui est prête à se remettre au travail après la ruine de ses travaux ». Mais, à bout de forces, obligé souvent de garder la chambre, il ne fait plus que terminer quelques peintures de chevalet. Après une dernière rechute, il décède le 13 août 1863, veillé par Jenny : « Mon pauvre cher maître était malade depuis 3 mois ; (…) il a conservé son esprit calme et tranquille jusqu’à sa dernière heure, me reconnaissant, me pressant les mains sans pouvoir parler et il a rendu le dernier soupir comme un enfant. »
De l’appartement au musée
Selon les dispositions testamentaires du peintre, tous ses objets (les œuvres d’art comme le mobilier) sont vendus aux enchères, à l’exception d’une partie léguée à sa famille ou sa servante. La vente est un grand succès, attestant déjà de sa gloire posthume. L’appartement change de locataire. En 1928, il est envisagé de détruire l’atelier au profit d’un garage. Pour préserver l’endroit, la Société des Amis d’Eugène Delacroix est créée en 1929, réunissant des artistes, des historiens et des amateurs. Son premier président n’est autre que Maurice Denis. L’association réussit à louer l’atelier puis l’appartement. Elle organise des expositions, la première en 1932. Elle achète l’ensemble des lieux en 1952, pour les donner à l’État en 1954, à condition d’en faire un musée. Ce musée devient musée national en 1971 et est rattaché au Louvre en 2004. Les lieux sont inscrits sur l’inventaire en 1991.
Le visiteur d’aujourd’hui découvre un endroit dont la distribution des pièces n’a pas changé depuis Delacroix : une antichambre desservant d’un côté la salle à manger (pas encore ouverte au public mais c’est en projet ) de l’autre la chambre du peintre, son salon et sa bibliothèque. Le jardin a été rénové en 2012 dans l’esprit de l’époque. L’atelier est toujours là, éclairé d’une grande baie vitrée (il y en avait deux à l’origine) et d’une verrière zénithale. Sa façade est décorée de trois moulages d’antiques illustrant l’idéal artistique de Delacroix : le Sarcophage des Muses du Louvre qui le place sous la protection des muses de la Grèce ancienne ; deux métopes d’un temple de l’Acropole, deux scènes de combat symbolisant la lutte entre la civilisation et la barbarie - grande opposition qu’on retrouve souvent chez Delacroix. L’atelier communique avec l’appartement via un escalier en fer, couvert à l’époque du peintre, afin de protéger « son pauvre larynx ». Le musée n’a plus que de rares éléments du mobilier d’origine. Son parti n’est donc pas de reconstituer l’intérieur de Delacroix mais d’utiliser les pièces comme lieu d’exposition.
Le musée possède en effet une importante collection, qu’il montre par roulement, au gré d’accrochages thématiques et d’expositions temporaires. Au printemps 2014 le thème choisi sera Delacroix et Shakespeare. Cette collection est constituée de peintures, dessins, gravures et objets personnels, aussi de nombreuses lettres autographes. Delacroix entretient en effet toute sa vie une vaste correspondance, environ 2000 lettres recensées, qui se trouve principalement dans quatre institutions : le musée Delacroix, la Bibliothèque de l’INHA, la Fondation Custodia et la Bibliothèque centrale des musées nationaux. Une base de données de ces lettres est en cours d’élaboration, consultable sur www.correspondance-delacroix.fr. Delacroix ne cesse jamais d’écrire, avec talent et facilité, comme l’atteste également son célèbre journal, tenu de 1822 à 1824, puis de 1847 jusqu’à sa mort. « Je n’éprouve pas, à beaucoup près, pour écrire, la même difficulté que je trouve à faire mes tableaux. » Cette aptitude est le fruit notamment d’une solide éducation classique, reçue au lycée impérial (actuel lycée Louis-le-Grand), dont le musée conserve un émouvant témoignage : un cahier de brouillon de versions et thèmes latins et grecs, agrémenté de croquis, datant de 1811. Delacroix hésita même assez longtemps à devenir homme de lettres plutôt que peintre. Le musée possède trois manuscrits de jeunesse, deux courts récits, Alfred, Les Dangers de la Cour, et une pièce de théâtre, Victoria qui révèlent cette ambition littéraire inattendue.
Plume, janvier, février, mars 2014
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Diderot à Langres : les origines catholiques d'un philosophe athée
La maison des Lumières de Langres, premier musée consacré à Diderot, vient d’ouvrir ses portes le 5 octobre 2013, date anniversaire des 300 ans de la naissance du philosophe dans cette même cité de Haute-Marne. Son inauguration constitue pour la ville le point d’orgue de toute une année d’événements dédiés au plus célèbre de ses concitoyens.
Les rapports entre Diderot et Langres ont cependant longtemps été ambivalents : un attachement réciproque d’un côté ; de l’autre de grandes difficultés à accorder le matérialisme athée revendiqué par le philosophe avec la morale catholique traditionnelle d’une petite ville provinciale, en outre cité épiscopale parmi les plus anciennes de France. Langres est une place forte dressée sur un vaste promontoire. Son enceinte est si puissante qu’aucun ennemi n’a jamais osé l’attaquer, lui donnant un air de désert des Tartares.
Un enfant du pays malgré tout
Diderot est né au cœur de la ville, près de la cathédrale. Sa maison natale existe toujours, tout comme sa maison d’enfance, deux demeures cossues bordant une même place qui porte désormais son nom. Il vient d’une famille de la petite bourgeoisie artisanale, surtout des couteliers, aussi des tanneurs, également des hommes d’Église. Le père de Diderot, Didier, est lui-même un maître coutelier et un homme très pieux, « d’une probité rigoureuse », enrichi à force de labeur. Il est très fier de son fils, brillant élève, quoiqu’un peu dissipé, du collège jésuite de la ville, où il reçoit une très solide instruction. Cette aptitude à l’étude semble destiner le jeune Denis à une carrière ecclésiastique. Il manque même de peu d’être nommé à 15 ans chanoine de la cathédrale, à la suite du décès d’un oncle maternel occupant cette charge. Denis quitte alors Langres pour Paris, en 1728, afin d’entrer à l’université. Le futur athée obtient ainsi un diplôme de théologie à la Sorbonne. Mais, au désespoir de son père, il renonce alors à prendre un état, ecclésiastique ou autre, pour mener une vie de Bohème, d’éternel étudiant, sans but précis – une sorte de neveu de Rameau. Il se marie malgré le refus de son père (qui pour l’en empêcher tente de le séquestrer dans un monastère !). Puis peu à peu sa pensée se forme, dans le courant des Lumières. Ses premiers écrits sont publiés, qui lui donnent certes une petite renommée, mais une renommée de scandale. Toutefois le père continue à garder contact avec son fils et l’aide financièrement quand cela est nécessaire. Il en va autrement avec son frère cadet, Didier-Pierre, qui lui a choisi le chemin de la prêtrise et est devenu chanoine de la cathédrale. Il se montre d’une foi intransigeante, dogmatique, dévot, l’incarnation parfaite des principes que combat le philosophe. Finalement, il refuse tout contact avec son frère tant que ce dernier n’aura pas publiquement désavoué ses positions contre la religion. La religion est en outre au cœur d’un drame familial : une de leurs sœurs, Angélique, meurt folle à 28 ans dans un couvent au régime très sévère, tragédie qui a pu inspirer La Religieuse.
Diderot, de par ces tensions, tout comme son travail très prenant, ne retourne que très peu de fois à Langres, en général pour régler des questions patrimoniales. Cela n’est pas sans regret car il aime sa ville, pour laquelle il peut émettre des jugements laudateurs ou cocasses : « Pour moi, je suis de mon pays. ». « Les habitants de ce pays ont (…) une inconstance de girouette. Cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère. ». À Langres, ses « yeux errent sur le plus beau paysage du monde. ». Sa célébrité est admirée d’une partie des Langrois, ceux que ne choque pas son impiété. Ainsi la mairie lui demande son portrait pour l’hôtel de ville. Ému, Diderot offre en 1780 son buste en bronze par le grand Houdon, un des chefs-d’œuvre exposés à la Maison des Lumières.
L’ambivalence des rapports de Diderot avec Langres continue même après sa mort. En 1884, le clergé local tente en vain de s’opposer à la municipalité républicaine, qui, pour commémorer le centenaire de sa disparition, veut lui ériger une statue devant sa maison natale. Bartholdi, l’auteur de la statue de la Liberté, se charge de la commande, créant un grand Diderot en bronze très réaliste qui – est-ce un hasard ? - tourne le dos à la cathédrale. En 1913, le bicentenaire de sa naissance suscite aussi des polémiques, comme l’atteste une lettre manuscrite de Clémenceau, présentée à la Maison des Lumières, où il reproche à Langres - plus généralement à la France entière - sa tiédeur à célébrer l’un des précurseurs de la Révolution française.
La Maison des Lumières
Bien sûr, depuis, les passions se sont apaisées : Diderot n’est plus perçu comme un individu sulfureux, plutôt un écrivain des programmes scolaires, qu’on lit par obligation, connu d’une manière assez superficielle par le grand public. La Maison des Lumières a justement pour objet de révéler toute la richesse du personnage. Cette maison prend place dans un imposant hôtel particulier du XVIe siècle, agrandi au XVIIIe, l’hôtel du Breuil, que Diderot n’a jamais habité. La demeure a été restaurée pour l’occasion. La muséographie est sobre, respectueuse de l’endroit, de ses boiseries, ses moulures, ses plafonds à la française… Elle lui conserve son aspect de lieu d’habitation. Le parcours du musée est à la fois chronologique et thématique : Diderot et Langres, Diderot et Paris, Le Monde au temps des Lumières, Diderot et les arts…. Il est destiné à être permanent, avec toutefois des petits changements d’une année sur l’autre. Il ne se limite pas à la biographie de l’écrivain mais permet aussi de mieux comprendre le mouvement des Lumières. De nombreuses éditions originales des écrits de Diderot témoignent de la diversité de son œuvre. Ce n’est pas un philosophe aux principes bien établis et confiné dans sa discipline, mais un intellectuel curieux de tout, dont la pensée est toujours en action, allant d’une idée à l’autre (d’où sa prédilection pour le genre du dialogue), également un romancier, un dramaturge, un critique d’art… Des œuvres d’art de premier plan sont aussi exposées, par exemple des Chardin – un de ses peintres préférés - prêtés par le Louvre et le musée d’Angers. Également quelques-uns de ses rares objets personnels conservés, telle une canne à pommeau ornée des initiales DD. De nombreux outils multimédia aident à la visite.
La lourde tâche de l’Encyclopédie
Le musée laisse une large place à la grande entreprise de l’Encyclopédie - dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers - dont le but, très novateur à l’époque, est de « rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre », afin de rendre « nos neveux » « plus instruits » et ainsi « plus vertueux et plus heureux ». Diderot la dirige pendant environ 20 ans, d’abord avec D’Alembert puis tout seul. Cette entreprise titanesque lui amène la gloire mais au prix d’un travail harassant et d’infinis tracas. « J’encyclopédise comme un forçat » confit-il. Il faut encadrer l’équipe des collaborateurs (près de 140 identifiés, venant d’horizons très différents), relire leurs textes, écrire soi-même de nombreux articles (environ 5000, sur tous les sujets), s’entendre avec son principal libraire éditeur André Le Breton - dont Diderot furieux s’aperçoit un jour qu’il caviarde ses textes afin de les rendre moins dangereux. « Je suis blessé pour jusqu’au tombeau. » Il est vrai qu’il faut aussi composer avec la censure - l’Encyclopédie est même un temps interdite et publiée clandestinement.
Une présentation d’une édition originale complète de l’ouvrage, un don d’un notable de Langres en 1780, nous permet d’en mesurer le gigantisme : 35 volumes grand format (édités in-folio), 17 de texte, 11 de planches, 5 de Supplément, 2 de Table, des volumes contenant 72 998 articles, 2 885 planches, 61 700 renvois... Les sources de l’Encyclopédie nous sont dévoilées, avec notamment un exemplaire de la Cyclopædia : or, an Universal Dictionary of Arts and Sciences d’Éphraïm Chambers, daté de 1728, qui connaît un grand succès en Angleterre, et dont au départ l’Encyclopédie ne doit être qu’une traduction. Diderot du reste est recruté pour ses compétences de traducteur - gagne-pain qu’il a pu développer en apprenant l’anglais tout seul avec un dictionnaire anglais-latin ! Son premier livre imprimé, qu’on découvre dans le musée, est ainsi une traduction de l’Histoire de Grèce de Temple Stanyan.
Le musée insiste sur une des grandes originalités de l’Encyclopédie : donner une large place à ce qu’on appelle alors les « arts mécaniques » (les techniques, les métiers), jugés depuis toujours comme secondaires par les lettrés. « Les artisans se sont crus méprisables parce qu’on les a méprisés. » Il nous est ainsi présenté des planches sur la faïencerie et la coutellerie, deux artisanats développés par Langres et sa région. Diderot montre une grande sensibilité pour ce type de savoir, qui peut venir de son enfance, de sa famille, de son père, renouant ainsi avec des origines dont il s’était éloigné.
Le testament de Diderot
La bibliothèque de Langres possède un fonds important lié à Diderot, dont une lettre manuscrite écrite avant son départ en Russie en 1773, au cas où « le sort disposerait de sa vie ». Diderot n’aime pas voyager. Mais, à contrecœur, il accepte l’invitation de la Grande Catherine pour la remercier des bienfaits dont elle l’a couvert. Dans cette lettre, Diderot demande que tous ses manuscrits soient remis à son ami Jacques-André Naigeon, qui décidera de ce qui est publiable. Diderot, prudent, préfère en effet conserver inédits un grand nombre de ses textes - dont Le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste, Le rêve de d’Alembert, La Religieuse… ayant connu l’emprisonnement en 1749 à la suite de la parution de sa Lettre sur les aveugles. On observe ainsi dans le musée qu’une bonne partie de ses œuvres présente une date de publication postérieure à son décès.
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Plume, octobre, novembre, décembre 2013
Le MuCEM de Marseille, de l'armoire normande au bleu de Miró
Le Mucem, musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, vient d’ouvrir ses portes à Marseille. Il est le fruit d’une union complexe entre une ville pas comme les autres et une discipline scientifique ayant sa propre histoire, l’ethnologie française.
Les origines du MuCEM remontent au XIXe siècle : on commence à s’intéresser et à étudier les sociétés dites primitives de toutes les contrées de la planète. Certains savants constatent alors que la société paysanne française développe également une culture exotique, fort éloignée du mode de vie des citadins. Des musées de folklore naissent en province, à Arles, à Quimper, à Dijon …, musées qui ont également pour but d’affirmer les identités régionales – à Arles sous la houlette de Frédéric Mistral. Et, en 1884, une salle française est ouverte au Musée d’ethnographie du Trocadero, l’ancêtre du Musée de l’Homme. Les premières présentations varient entre amoncellements d’objets divers - des armoires, de la faïence… - et reconstitutions pittoresques à l’aide de mannequins - la famille du paysan au coin du feu… En 1937 est créé au Palais de Chaillot le Musée national des arts et traditions populaires, élaboré par Georges Henri Rivière. Sa mission est toujours d’étudier la société rurale, mais d’une manière beaucoup plus scientifique, en lançant notamment des enquêtes très rigoureuses sur le terrain, accompagnées de collectes de témoignages et d’objets. En 1973, ce musée est réinstallé au bois de Boulogne, dans un bâtiment en verre de style Bahaus construit spécifiquement pour lui. La muséographie, inspirée notamment du structuralisme de Lévi-Strauss, est cette fois-ci froide, distanciée, sans aucune recherche de sentimentalisme. Il n’est plus question d’évoquer avec émotion la société de nos aïeux. Ce musée a ses adeptes, mais, du fait de son austérité, peine à toucher le grand public. En outre, les espaces d’exposition manquent de flexibilité, ayant été conçus pour un type de discours bien précis, qu’on peut difficilement faire évoluer. Le musée est ainsi définitivement fermé en 2005. Le ministère de la culture décide de concevoir un nouveau type de lieu, qui présenterait autrement les collections : c’est le MuCEM de Marseille.
Le MuCEM, au cœur d’un vaste projet de développement urbain
Cette reprise s’inscrit dans le contexte de la décentralisation culturelle, à l’instar du Louvre-Lens ou de Pompidou-Metz, avec le souhait de créer de grandes institutions muséales en dehors de Paris. Le choix de Marseille n’est pas neutre, cette ville, la plus ancienne de France, ayant toujours affiché une volonté d’indépendance face au pouvoir central. Marseille s’est ainsi opposée à Jules César, Louis XIV, les révolutionnaires parisiens même, qui, pour se venger, après avoir perpétré de tragiques massacres, la rebaptisèrent « Ville sans nom ». Les affrontements entre supporters de l’OM et du PSG peuvent donc avoir des précédents anciens ! Marseille est une cité rebelle, qui veut fonctionner selon ses propres lois. Cela peut lui donner la mauvaise image d’une ville désorganisée et livrée à la criminalité. Marseille est également une ville très populaire, fortement industrialisée depuis le XIXe siècle. Avec la crise et la fermeture des usines, une spirale de chômage et de pauvreté renforce encore cette image négative. De grands efforts sont cependant faits pour combattre ces clichés, pour donner aux entreprises et aux touristes l’envie de venir dans cette grande métropole, la deuxième ville de France sur un plan démographique. Ainsi, en 2008, Marseille (avec la Provence) a l’honneur d’être désignée par l’Union Européenne capitale européenne de la culture pour 2013. Marseille espère que ce statut lui donnera un dynamisme nouveau, comme ce fut le cas pour Lille en 2004. L’ouverture du MuCEM est l’un des événements majeurs des célébrations de l’année 2013. 300 000 visiteurs par an sont attendus.
Le choix du lieu, le fort Saint-Jean et l’ancien môle portuaire J4, à l’entrée du Vieux-Port, est emblématique de l’histoire de la ville. Le fort Saint-Jean a en effet été construit par Louis XIV afin de punir la cité qui avait osé le défier, l’obligeant à venir lui-même rétablir l’ordre en 1660. Sa fonction est de surveiller la ville rebelle bien plus que de la défendre contre un hypothétique ennemi extérieur. Ce fort a gardé un rôle militaire pendant trois siècles, jusqu’en 1945. Il a donc pu ne pas être aimé des Marseillais. Il a toujours constitué une cité fermée, à laquelle il n’était pas possible d’accéder. Le môle J4, en contrebas, est l’ancien quai d’où arrivaient les immigrants venant chercher fortune, ajoutant au très riche brassage de population de la ville. Il se situe à la pointe du quartier de la Joliette, quartier déshérité à la suite de l’abandon de son port, dont l’activité a été déplacée. Depuis 1995, cette zone immense se trouve dans le périmètre de l’établissement public Euroméditerranée, « Opération d’intérêt national », plus vaste projet de réaménagement urbain en Europe, qui vise notamment à transformer radicalement le front de mer. Cette rénovation a pour point d’orgue la construction de quelques bâtiments résolument contemporains, tels la tour CMA CGM, la villa méditerranée, le FRAC ou le MuCEM.
Le cœur du MuCEM est en effet le musée construit sur le môle J4, appelé ainsi le J4, qui se signale comme un geste de rupture très marqué, une architecture dématérialisée s’opposant à la massivité du fort Saint-Jean. Son architecte, Ruddy Ricciotti, connu pour son franc-parler et ses positions iconoclastes, est coutumier du fait : le nouveau département des Arts de l’Islam du Louvre, dont il est aussi l’auteur, se signale également par un effet de contraste. Le J4 est un carré parfait de 72 m de côté, recouvert en partie par une fine résille de béton, qui peut évoquer une mantille de dentelle ou des moucharabiés. La légèreté de l’ensemble a nécessité l’emploi d’un béton d’exception, le béton fibré à ultrahaute performante, dit BFUP. Dans ce carré est inscrit un deuxième carré, de 52 m de côté, qui comprend les salles d’expositions, semi-permanentes au premier niveau - la Galerie de la Méditerranée -, temporaires au deuxième. Entre les deux carrés, une rampe extérieure conduit doucement au toit-terrasse, où une passerelle nous mène au fort. Ce dernier a été restauré et réhabilité par François Botton, architecte en chef des monuments historiques, de manière à le rendre accessible au public. Il comprend aussi des salles d’exposition. Au sein de ces deux entités, de nombreuses parties (restaurants, jardin…), sont en accès libre, afin que le lieu soit aussi un endroit de détente et de promenade, un lieu de vie.
Le MuCEM, le musée de la Méditerranée
La programmation du MuCEM révèle une grande volonté d’ouverture et de diversité. Le Musée des arts et traditions populaires était centré sur une discipline, l’ethnologie, et un champ d’étude très circonscrit, essentiellement la France rurale. Le MuCEM, lui, veut s’ouvrir à toutes les sciences humaines, la sociologie, l’archéologie, l’histoire, l’histoire de l’art, aussi à d’autres disciplines comme l’art contemporain, la photographie, le cinéma…, même si sa base reste l’ethnologie. Il veut être un « musée des civilisations pour le XXIe siècle ». Il peut s’intéresser à des sujets anciens, mais aussi des questions de société, par exemple l’exposition Le Bazar du genre, qui réfléchit sur la vision du masculin et du féminin en Méditerranée. Son champ d’étude ne se limite plus à la France, mais est tourné vers l’ensemble des pays de la Méditerranée.
L’exposition semi-permanente, qui devrait durer de 3 à 5 ans, essaye ainsi de définir les grandes caractéristiques des civilisations méditerranéennes, en remontant aux origines de l’histoire, mais aussi en analysant des problématiques contemporaines. Quatre singularités ont été retenues : la sédentarisation de l’Homme grâce à l’agriculture, inventée il y a 10 000 ans dans le croissant fertile ; la naissance du monothéisme, avec l’accent mis sur Jérusalem, ville trois fois sainte ; l’évolution de la notion de citoyenneté, puis de celle des droits de l’Homme, en Grèce, à Rome, à Venise, pendant la Révolution… ; enfin le développement des routes maritimes, qui permet d’obtenir une vision plus juste de l’espace méditerranéen. Parmi les nombreux objets exposés, de nature très diverses, un des plus remarquables est peut-être un Coran d’époque mamelouke. Il est signé par son copiste, Aydamur al-Alâi, ce qui est très rare, et daté de l’an 701 de l’hégire (1302). C’est une œuvre d’une grande valeur, comme l’atteste ses pages en vélin et sa couverture en maroquin rouge. Acheté par le MuCEM, il marque la nouvelle politique d’acquisition de ce dernier.
Les multiples facettes du « rêve méditerranéen »
L’exposition temporaire « Le noir et le bleu » poursuit cette réflexion sur la Méditerranée. Elle essaye d’analyser comment un « rêve méditerranéen » a pu évoluer du siècle des Lumières à aujourd’hui. Ce rêve comporte un aspect positif, solaire, une foi en la civilisation née de l’optimisme des Lumières. Il est symbolisé dans l’exposition par un grand tableau de Miró, Bleu II, au bleu éclatant, réalisé en 1961 à Palma de Majorque. Ce bleu peut évoquer celui de la mer et du ciel méditerranéen, tout comme renvoyer à une phrase du peintre « Bleu, ceci est la couleur de mes rêves ». Mais ce « rêve méditerranéen » recèle une face sombre, vouloir civiliser de force d’autres pays entraînant parfois des conflits sanglants. Ce côté obscur est illustré par une célèbre gravure des Caprices de Goya, Le sommeil de la raison engendre des monstres, où l’artiste endormi, dépourvu de sa raison – la faculté exaltée par les Lumières - se retrouve entouré de créatures inquiétantes.
À partir de cette trame, l’exposition analyse deux siècles de conflits, deux siècles de colonisation et de décolonisation : la campagne d’Égypte en 1798, la conquête de l’Algérie en 1830, la bataille du Rif au Maroc dans les années vingt, la Lybie annexée par Mussolini… Les conflits contemporains ne sont pas oubliés : l’ex-Yougoslavie, le Proche-Orient, le Printemps arabe… L’exposition propose toujours un regard croisé des forces en présence : Bonaparte vient en Égypte pour apporter la civilisation et libérer le pays du joug des Mamelouks. Il est toutefois perçu par les Égyptiens comme un envahisseur contre lequel il faut organiser une résistance. Un feuillet du général Clauzel, en français et en arabe, daté du 7 septembre 1830, proclame la victoire française aux « habitans du royaume d’Alger » (sic). À l’opposé, une lettre manuscrite d’Abd el-Kader datant de 1832, incite les Algériens au soulèvement. Des affiches célébrant le centenaire de l’Algérie (1830-1930) sont mises en relation avec des tracts dénonçant le colonialisme, appelant à protester contre le code de l’indigénat. Le numéro 5 de la revue égyptienne El-Assayar, du 18 octobre 1931, s’oppose lui au colonialisme anglais en Égypte.
Cependant, au-delà des conflits, l’exposition nous présente aussi la Méditerranée des marchands, du commerce, des métropoles cosmopolites comme Istanbul, Alexandrie ou Beyrouth. Pour le monde des affaires, le grand événement du XIXe siècle est l’ouverture du canal de Suez, une idée des philosophes saint-simoniens reprise par Ferdinand de Lesseps. Ces derniers en effet sont favorables au progrès et à la croissance de l’économie, qu’on peut stimuler en développant les réseaux de communication, la vapeur et le chemin de fer. Une grande affiche saint-simonienne nous livre les préceptes de cette doctrine, qui se perçoit comme une nouvelle religion centrée sur Dieu, l’Amour, l’Homme, mais aussi « le dogme de la science » et « le culte de l’industrie ». « Le registres des indésirables » du Consulat d’Egypte à Smyrne, daté de 1926, exposé pour la première fois, est lui un étonnant registre de marginaux en tout genre : des voleurs, des souteneurs, des prostituées, des activistes politiques…, marginaux qui circulent eux-aussi dans toute la Méditerranée, et qu’il convient de surveiller. Chacun est présenté par une photo, une description physique et un rappel de ce qui lui est reproché. Ce registre témoigne que l’accélération des échanges ne favorise pas seulement un progrès humain éthéré, mais peut révéler une Humanité plus complexe. Les voyages d’agrément se développent aussi, du Grand Tour, des croisières de luxe, des villégiatures pour l’élite, au tourisme de masse d’aujourd’hui. La mer est la « la plus originale création du XIXe siècle » selon Rémy de Gourmont. Auparavant personne n’avait l’idée de s’y baigner. Un exemplaire d’un Baedeker, l’ancêtre des guides bleu et guides vert d’aujourd’hui, illustre les débuts du tourisme.
Les écrivains, les poètes, les artistes, ont porté un rêve méditerranéen plus pur que celui des politiques, symbolisé par la beauté idéale de la Méditerranée de Maillol. Nietzche parle du Midi comme d’« une grande école de guérison de l’esprit et des sens ». Le poète Cavafy, dont le nom est attaché à la ville d’Alexandrie, est présent par un cahier de poèmes autographes illustrés à l’aquarelle par son propre frère. Federico Garcia Lorca par un exemplaire de son Cante Jondo ainsi qu’un poème manuscrit, Siguirilla Gitana. Le Cante Jondo, littéralement le « chant profond » désigne les chants flamencos les plus primitifs, issus des entrailles de la Méditerranée, que Lorca et le musicien Manuel de Falla essayent de faire renaître. Un exemplaire illustré du Cimetière marin de Valéry nous rappelle la manière dont le poète chante la Méditerranée, « Ce toit tranquille où marchent des colombes ».
Les savants, de leur côté, ont fourni de grands travaux permettant de mieux comprendre ce rêve. Fernand Braudel, avec La Méditerranée à l’époque de Philippe II, donne une description magistrale de l’espace méditerranéen, le cadre immense où les hommes ensuite vont évoluer. Un manuscrit de cette thèse fondatrice nous rappelle que Braudel l’écrivit en captivité, à Lubeck, pendant la deuxième guerre mondiale, sans ses notes qui étaient restées à Paris. Germaine Tillon, dès les années trente, part mener des enquêtes ethnologiques en Algérie, dans les Aurès, des enquêtes comparables à celles que d’autres poursuivent alors dans la France métropolitaine. Un de ses carnets de mission nous est présenté, avec des photographies annotées par elle-même, au côté d’un de ses livres majeurs, Le Harem et les Cousins, qui étudie la situation des femmes dans toute la Méditerranée.
Les coulisses du MuCEM
En plus du fort Saint-Jean et du J4, le MuCEM comprend également une troisième entité, le CCR (le Centre de conservation et de ressource), situé près de la gare Saint-Charles, dans le quartier de la Belle de Mai. Le lieu choisi est à nouveau emblématique : la Belle de mai est un ancien quartier ouvrier qui pendant plus d’un siècle a prospéré grâce aux manufactures de tabac de la Seita. Le quartier a fortement décliné depuis leur fermeture en 1990, mais il est aujourd’hui en pleine rénovation, toujours dans le cadre du projet Euroméditerranée. Les bâtiments de la Seita, au lieu d’être détruits, sont réhabilités en trois espaces culturels : un pôle média (les studios de Plus Belle la Vie), un pôle arts et spectacles vivants (la Friche la Belle de Mai) et un pôle patrimoine (les archives de Marseille, l’INA, aussi le CCR). Le CCR en effet se trouve juste à côté des manufactures, à la place d’une ancienne caserne. Il représente les coulisses du MuCEM. Sa mission première est de conserver et restaurer ses très importantes collections : 250 000 objets, 130 000 tableaux, estampes et dessins, 450 000 photographies, 100 000 ouvrages et périodiques, ainsi que des archives papiers, sonores et audiovisuelles. Ces collections sont issues en grande partie (80%) de celles du Musée des arts et traditions populaires, dont le MuCEM est l’héritier. Elles ont été enrichies par des acquisitions tournées vers le monde méditerranéen, ainsi qu’un important dépôt du fonds européen du Musée de l’Homme.
Le bâtiment, de l’architecte Corine Vezzoni, a été spécialement conçu pour ses réserves. Les collections du MuCEM sont en effet très hétérogènes, dans leur matière comme dans leur taille, ce qui a nécessité un compartimentage très poussé des espaces de stockage. Cette complexité ne se devine pas extérieurement, le bâtiment se présentant comme un monolithe de béton. Des entailles laissent cependant percevoir l’intérieur, baigné d’une blancheur lumineuse. Outre les réserves, le CCR prévoit des espaces d’accueil du public : un centre de documentation, une salle de réserves visitables (un « appartement témoin » qui présente un échantillon des collections) et une petite salle d’exposition. L’intégralité des fonds est consultable sur demande, sans recommandation particulière. On ne veut pas laisser le CCR à une élite de chercheurs, mais l’ouvrir également au flâneur, au curieux.
De nombreux fonds à découvrir
Ces réserves présentent de nombreux ensembles exceptionnels. Le MuCEM possède ainsi une des plus importantes collections françaises de littérature de colportage, datant du XVIIe au XIXe siècle. Elle comprend 3100 titres, la plupart déjà numérisés. Les livres de colportage ont pour caractéristique d’être d’une faible qualité d’impression, afin de pouvoir être écoulés à un prix modique. Ils sont souvent sans auteur ni date d’édition. Ils sont vendus avec d’autres produits, par des colporteurs qui sillonnent les campagnes. La plupart de ces livres, jugés sans valeur, ont disparu. Ils témoignent toutefois de la société qui les a créés, révélant beaucoup sur ses croyances et ses modes de pensée. Il peut s’agir de livres de piété, de romans, d’almanachs, de livres de magie, de livres pratiques en tout genre, de satires… Ces livres ont le plus souvent une fonction utilitaire, proposant des enseignements, des recettes…, destinés à améliorer concrètement la vie des lecteurs. Quelques exemples : Le Grand calendrier des bergers, un des premiers almanachs connus ; Le Jardinier français, « qui enseigne à cultiver les Arbres et Herbes Potagères » ; Le Maréchal Expert « pour toutes les maladies et accidents qui arrivent aux chevaux » ; Les admirables secrets d’Albert le Grand, traité qui nous renseigne, entre autre, sur la « Conception des Femmes », les « Vertus des Herbes », « la Physiognomonie » et les « Fièvres malignes ».
Le MuCEM possède aussi le fonds d’archive des sœurs Vesques, Marthe et Juliette, véritable mine d’or pour qui s’intéresse aux arts forains. Ces deux sœurs ont en effet suivi l’actualité du cirque en France pendant plus de 40 ans, au cours de la première moitié du XXe siècle, tenant un journal et réalisant de très nombreux dessins (d’un intérêt tout autant documentaire qu’esthétique) sur les spectacles auxquels elles assistaient. Le MuCEM recèle aussi des manuscrits singuliers, jamais publiés, comme celui d’un certain Besnier, vérificateur des douanes royales de son état, qui a écrit un ouvrage en 5 volumes, Les trois règnes de la nature et les productions des arts, daté de 1820 à 1848, qui est un recueil rassemblant des savoirs traditionnels et des dessins d’histoire naturelle. Un autre type de documents inédits sont les dossiers d’enquêtes ethnographiques (des carnets de notes et de croquis) commandés par le Musée des arts et traditions populaires, quelques dizaines de milliers, la plupart jamais publiés. Ces dossiers se trouvent en grande partie aux archives nationales, une obligation légale imposant à toute administration publique d’y verser régulièrement ses propres archives. Mais le MuCEM a pu, grâce à une convention, en conserver momentanément certains, en particulier des dossiers d’enquête sur l’architecture rurale en France. Le MuCEM possède encore bien d’autres documents en rapport avec l’ethnologie française, par exemple un grand nombre de vielles revues folkloristes. Il conserve l’histoire d’une discipline dont il est le dernier maillon.
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Plume, octobre, novembre, décembre 2013
Étretat, de Maurice Leblanc à Arsène Lupin
Pour un lecteur des aventures d’Arsène Lupin, Étretat représente bien plus qu’une station balnéaire de la côte d’Albâtre mondialement connue grâce au pittoresque de ses falaises de craie découpées avec art par l’érosion. C’est le point crucial où s’est forgé le destin de tous les grands hommes de l’histoire : Jules César, Charlemagne, Guillaume le Conquérant, les rois d’Angleterre puis de ceux de France…
Ces grands personnages, pour financer leur politique, se sont en effet transmis un trésor extraordinaire, fruit des guerres qu’ils ont menées, des impôts qu’ils ont prélevés, des dots de leurs épouses. Et ce trésor est entassé à l’intérieur d’une des curiosités les plus admirées d’Étretat, son Aiguille, « obélisque colossal » qui se dresse en pleine mer face à la porte d’Aval. Cette Aiguille en effet s’avère être creuse - « phénomène naturel » ou « œuvre surhumaine exécutée par des humains » nul ne le sait. Arsène Lupin, bien plus tard, découvre la cachette et s’approprie le trésor, qui lui permet de mener à bien ses vastes activités.
« Maupassant ou rien »
Afin de mieux comprendre cet imaginaire lié à Étretat, il convient de s’intéresser au créateur de Lupin, Maurice Leblanc, écrivain connu certes, mais bien moins que le héros qu’il a façonné. Au départ, rien ne le prédispose au genre du roman policier, genre populaire assez méprisé des auteurs dits sérieux. Né à Rouen en 1864, fils d’un négociant enrichi, Leblanc nourrit de grandes ambitions littéraires : marcher sur les pas de Flaubert et Maupassant, les deux géants qui l’ont précédé en Normandie. Il se vante même, y décelant un signe, d’avoir eu pour médecin-accoucheur Achille Flaubert, le frère de Gustave. Et il tente, en vain semble-t-il, de frayer avec Maupassant, notamment en lui dédicaçant son premier livre, Des Couples.
Le jeune Maurice monte très tôt à Paris pour se lancer dans le monde des lettres. Il écrit des romans psychologiques dans la lignée de ses deux illustres aînés, mais sans parvenir à se démarquer. Il obtient certes un succès d’estime, étant reconnu par les critiques ainsi que par ses pairs, notamment Léon Bloy ou Jules Renard. Toutefois, à son grand désespoir, il ne parvient pas à trouver un public. Leblanc est alors un dandy qui aime le sport et les femmes, un écrivain mondain qui va de salons en premières. Sa sœur Georgette, célèbre comédienne, égérie de Maeterlinck, peut l’aider à tisser des relations dans le Tout-Paris.
Leblanc découvre Étretat dès sa jeunesse. « A vingt ans, je montais sur la falaise d’Étretat et je pleurais devant la beauté du soleil couchant… » Il en fait le cadre de sa première nouvelle Le sauvetage, parue dans la Revue Illustrée en 1890. Son attrait pour Étretat vient sans doute à la fois de ses origines normandes et du caractère chic de l’endroit, comparable à Cabourg ou Deauville. Découvert par l’écrivain Alphonse Karr dans les années 1830, cet ancien village de pêcheurs est en effet devenu, à partir du Second Empire, une station balnéaire très à la mode, lieu de rendez-vous de la bourgeoisie, aussi des artistes qui ont réussi et veulent le montrer. C’est, selon Maurice Donnay, une « plage de galets, de flirts, de fiançailles, de conversations à potins rompus », « un peu de Paris au bord de la mer ». Du reste, Claude Monet, autre Normand inspiré par les falaises, vient les peindre en basse-saison afin d’éviter la foule.
« Le prisonnier d’Arsène Lupin »
L’année 1905 représente le grand tournant de la vie de Maurice Leblanc : il rédige pour l’hebdomadaire Je sais tout une nouvelle a priori sans prétention L’arrestation d’Arsène Lupin. C’est la première apparition de notre héros, paradoxalement au moment où il se fait arrêter. Et le succès arrive enfin ! là où Leblanc ne s’y attendait pas. Le public se passionne pour ce malfaiteur original, à la fois gentleman et cambrioleur, audacieux, esthète, séducteur, insaisissable, plus attiré par la beauté du geste que l’appât du gain…, et qui se refuse au meurtre.
Leblanc se laisse convaincre, non sans résistance, de continuer à exploiter ce filon. Il écrit une deuxième nouvelle, puis une autre, puis une autre…, puis des romans, qui paraissent d’abord en feuilleton dans les journaux. Le succès est immense et Leblanc ne devient « plus » que l’auteur d’Arsène Lupin, laissant de côté ses ambitions littéraires de jeunesse. « C’en était fini de moi, je ne pouvais plus me séparer d’Arsène Lupin. », « Ce démon d’Arsène Lupin a pris ma plume. Ce brigand a pris possession de ma vie. », « Je suis son ombre. »
Leblanc obtient certes de cette situation une gloire qu’il n’aurait jamais pu espérer autrement. Il en profite pour amasser une grande fortune. Il gère avec attention ses intérêts, cherchant toujours à augmenter le pourcentage de ses droits d’auteur, vérifiant même si ses livres sont bien distribués dans les librairies. Il est reconnu officiellement, chevalier de la Légion d’honneur dès 1908. Ses romans sont traduits dans toutes les langues, adaptés au théâtre, au cinéma en train d’éclore. Cependant le milieu littéraire l’égratigne, remuant le couteau dans la plaie : « un flaubertien de race, pris au piège doré d’Arsène Lupin » écrit ainsi Marcel L’herbier.
Mais si Leblanc se résout à n’être que l’ombre de Lupin, le lieu d’action de ce dernier, où se déroule la plupart de ses aventures, est le pays de son créateur, la Normandie, plus précisément le « triangle cauchois », entre Rouen, Dieppe et Le Havre. Et en son centre se trouve, l’Aiguille creuse, « le coffre-fort des rois de France », à laquelle on accède via un souterrain secret situé dans la falaise, entre la Chambre des Demoiselles, une petite grotte, autre curiosité du coin, et le fort de Fréfossé, fort néo-médiéval qui a bien existé mais est détruit par l’armée en 1911 – Leblanc prétend que ce fut à la suite de ses révélations !
« Le Clos Lupin », « mon meilleur Lupin »
Cet attachement pour Étretat va mener Leblanc à y prendre une résidence d’été, qu’il loue en 1915 puis achète en 1918. Il s’agit d’une maison normande typique, à pans de bois et au toit très pentu. Construite en 1854, elle a appartenu à l’éditeur Eugène Fasquelle. Elle se trouve - est-un hasard ? - dans la même rue que « La Guillette », la maison de Maupassant, devant laquelle, plus jeune, Leblanc se rendait sans oser sonner. Leblanc y fait apporter quelques modifications, par l’architecte local Émile Mauge, notamment un balcon en bois sur la façade principale. Il recompose le jardin et sa pergola, qui court sur une grande partie du pourtour. Il y installe quelques statues, qu’il décapite afin de leur donner un cachet ancien.
Cette maison s’appelle « Le Sphinx », nom de circonstance pour un auteur policier. Mais Leblanc choisit de la rebaptiser le « Clos Lupin », achevant ainsi de s’effacer derrière son héros. Il prétend que Lupin vient la nuit lui rendre visite, entrant par une petite porte aujourd’hui condamnée. Lupin lui conterait ses aventures, que Leblanc ne ferait que retranscrire modestement. A la fin de sa vie, l’écrivain, sans doute épuisé psychiquement, se serait même plaint que son héros voulait le cambrioler ! La guerre l’oblige à s’exiler vers le midi. Il meurt à Perpignan en 1941.
La maison a survécu au temps, bien que réquisitionnée et saccagée par les Allemands pendant le conflit. Elle est vendue en 1952 par le fils de Leblanc, mais rachetée en 1998 par son unique petite-fille, Florence Boespflug-Leblanc, qui l’ouvre au public en 1999. En 2012, elle devient propriété de la ville d’Étretat, gérée par l’Office de tourisme. Rien ne reste du mobilier d’origine mais le bâti n’a pas été endommagé ou dénaturé.
Madame Boespflug-Leblanc, plutôt qu’une reconstitution des lieux à l’identique, décide de créer une scénographie originale, qui nous restitue l’univers du gentleman-cambrioleur, comme si cet endroit était son repaire. C’est elle-même qui fournit le mobilier, avec des objets qui ont pu appartenir à l’écrivain. Le parcours de visite a comme fil conducteur le secret de l’Aiguille. Pour nous aider à le résoudre, le visiteur reçoit un audioguide où Lupin s’exprime en personne, par la voix de Georges Descrières, un de ses plus célèbres interprètes. Les salles sont éclairées suivant un jeu d’ombres et de lumières qui crée une ambiance de mystère.
La première pièce, au rez-de-chaussée, est le bureau de Leblanc, en forme de rotonde. C’est un écrivain laborieux, chaque jour à sa tâche, soignant ses phrases, dont le style limpide, en apparence facile, lui demande beaucoup d’efforts. Il laisse à Étretat l’image d’un homme discret, élégant, aux habitudes régulières, et toujours frileusement protégé par un grand châle.
Après un long couloir, nous accédons au salon, marqué par une lumière très chaude. Lupin semble traîner dans les parages, son chapeau haut-de-forme, sa cape et sa canne étant posés sur le canapé. Ce salon contient certaines des œuvres qu’il a subtilisées, des peintures de Rubens, Tintoret, Velasquez…, la Joconde aussi, « l’œuvre suprême, la pensée d’un dieu ». Il s’agit bien sûr des originaux, les musées n’exposant plus que des copies.
Nous montons ensuite à l’étage. L’on découvre dans la chambre de Lupin une maquette de l’intérieur de l’Aiguille. Puis, après avoir passé sa garde-robe, nous entrons dans la pièce au « 47 visages », qui évoque son goût du travestissement. Sur une coiffeuse sont disposés postiches, monocles, lunettes, produits de maquillage … Lupin, en effet, ne cesse de changer de tête et d’identité, sans jamais dévoiler son vrai visage, qui n’est décrit dans aucun roman. La pièce suivante est une sorte de sas, qui nous fait entrer dans la salle du trésor de l’Aiguille, le trésor ultime qu’aucun roi n’osa jamais toucher, leur « poire pour la soif », un éblouissement de bijoux et de pierres précieuses, des saphirs, des rubis, des diamants… Le parcours s’achève ainsi et nous retournons à la tranquillité d’Étretat, qui n’aura pas freiné l’imagination de l’écrivain, un « rêveur sédentaire » selon sa petite-fille.
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Plume, juillet-août-septembre 2013
Guy Debord à la BnF : une consécration ?!
Difficile de concevoir la rétrospective d’un homme qui s’escrima toute sa vie à ne pas être récupéré, ayant observé que même les œuvres les plus radicales pouvaient se muer en de banales marchandises culturelles. Mais difficile aussi d’ignorer son importance, quand sa célèbre formule de « Société du spectacle » est presque devenue un euphémisme, à l’heure d’internet et de la téléréalité. Cette exposition a toutefois une cause précise : l’acquisition en 2011 par la BnF de ses archives personnelles, classées « trésor national », appellation à nouveau difficile à employer comme à ne pas employer. Elles constituent la majeure partie des documents de l’exposition, nous offrant une vision plus réelle d’un personnage secret et mythique, « le plus fameux des hommes obscurs », écrivain, activiste, maître à penser, sociologue, cinéaste…, qui malgré sa célébrité refusa toujours photos et interviews.
Le parcours est chronologique : ses débuts dans le Paris des années 1950, initiateur de l’International lettriste puis situationniste, entre brochures, tracts, actions provocatrices, films expérimentaux, BD subversives… ; sa popularité en mai 68, quand sa critique intransigeante de la société se retrouve au cœur de la révolte ; enfin la dernière partie de sa vie, plus solitaire et méditative, jusqu’à son suicide en 1994, à 62 ans. Au centre de l’exposition, un espace présente des centaines de petites fiches où Debord recopiait des phrases à retenir de ses auteurs favoris, qu’il réemployait ensuite, suivant une pratique qu’il appela le « détournement». Parmi eux les auteurs marxistes, qu’il lut d’une manière approfondie et critique. Mais aussi beaucoup de classiques : La Rochefoucauld, Saint-Simon, le cardinal de Retz…, « le néant respectable de la vieille culture » dont Debord voulait réactiver la force originelle comme antidote à la médiocrité du spectacle contemporain - y compris des productions d’avant-garde, qu’il pouvait juger sévèrement.
Enfin une dernière salle évoque un Debord inattendu, grand lecteur de Jules César, Machiavel, Gracián, Clausewitz…, collectionneur de soldats de plomb, auteur d’un Jeu de la guerre… Debord était ainsi féru d’histoire de la stratégie militaire. Cette passion se ressent dans la manière dont il mena son action, très subtile et réfléchie, en vrai chef de guerre, afin de combattre le pouvoir implacable du spectacle et de la marchandise – pouvoir si efficace que beaucoup ne le remarque même plus.
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Plume, juillet-août-septembre 2013
L'Eucharistie au Moyen Âge à la Morgan Library
L’Eucharistie est instituée au cours de la dernière Cène, quand le Christ demande aux apôtres de consommer en sa mémoire du pain et du vin qui ne sont autres que son propre corps et son propre sang. Une exposition à la Morgan Library de New York nous permet jusqu’au 2 septembre de comprendre son importance d’alors, aux travers de prestigieuses enluminures. Une forte volonté de mise en scène du mystère apparaît dans beaucoup de ces images : l’hostie est solennellement élevée par le prêtre pendant la messe, exposée dans de précieux ostensoirs, promenée au cours de processions comme celle du Corpus Christi… Réussir à la voir est déjà beaucoup pour les fidèles, à une époque où l’on communie très peu. Des légendes édifiantes, parfois cocasses (la mule qui s’agenouille par respect devant une hostie), parfois plus tragiques (les Juifs profanateurs d’hosties) attestent de la vérité de ce sacrement, qui sera pourtant remis en cause par la Réforme.
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Plume, juillet-août-septembre 2013
Victor Hugo et la mer au Scriptorial d'Avranches
Victor Hugo a su accorder le rythme puissant de la mer à celui de sa propre inspiration : « J’habite dans cet immense rêve de l’océan, je deviens peu à peu un somnambule de la mer ». Jusqu’au 15 septembre, une exposition au Scriptorial d’Avranches nous propose de découvrir les multiples images qu’évoquait la mer pour le poète, une mer parfois calme mais souvent tragique, déchainée, meurtrière : « Ô flots ! Ô coupe d’amertume ! », « des flots sans fin par des flots repoussés ». Un peuple de monstres pullule dans les abysses, une « ruche d’hydres » où « l’horrible est là, idéal. » Hugo va côtoyer cet élément jour après jour lors de son célèbre exil à Guernesey. Il en tire un roman, Les Travailleurs de la Mer, qui décrit d’une manière épique la vie rude des habitants luttant contre l’océan. Une série de lavis visionnaires du poète est en rapport avec le texte, que bien des artistes vont illustrer, dont Gustave Doré et André Masson.
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Plume, avril-mai-juin 2013
Le dernier dépositaire de la tradition de Gutenberg
A l’ère du numérique, il existe encore un endroit au monde capable d’éditer des livres suivant des procédés traditionnels, un lieu en outre fortement chargé d’histoire et possesseur d’un patrimoine exceptionnel : l’Imprimerie nationale.
L’Imprimerie nationale est l’une des plus anciennes institutions françaises. Elle remonte à François 1er quand il décide de créer une charge d’imprimeur du roi, d’abord pour le grec en 1538, puis le latin et l’hébreu en 1540. C'est un acte qui s'inscrit alors dans une vision humaniste, à la suite de la fondation du collège des trois langues (le futur collège de France). Mais l'institution, appelée alors Imprimerie royale, n'est créée officiellement qu'en 1640, par Richelieu. Celui-ci a la volonté de « Multiplier les belles publications utiles à la gloire du roi, au progrès de la religion et à l’avancement des Lettres ». Son intention est donc de propager le savoir et d’affirmer le pouvoir du souverain. L’Imprimerie est fortement réglementée sous Colbert et Louis XIV. A partir de la révolution, au gré des incessants changements de régime, elle voit son nom plusieurs fois modifié, avant de s’appeler définitivement l’Imprimerie nationale en 1871. Sa dernière transformation est récente, en 1994, quand, afin d’être en accord avec les lois européennes, elle doit s’ouvrir à la concurrence. Elle se transforme en société anonyme alimentée par des capitaux d’Etat. Elle devient une entreprise de haute technologie, dont la spécialité est de réaliser des documents sécurisés tels le passeport électronique ou le passeport biométrique. Mais en son sein subsiste une entité à part, « l’Atelier du Livre d’Art et de l’Estampe » chargée de perpétuer la tradition.
Cette tradition est celle de l’impression à partir de caractères en plomb, dont les principes sont restés les mêmes depuis Gutenberg jusqu'à il y a seulement quelques décennies, les progrès techniques du XIXe siècle n’ayant fait qu’automatisé et perfectionner le processus. Tout commence avec un poinçon, c’est-à-dire une tige en acier sur laquelle on a gravé une lettre à l’envers et en relief. Ce poinçon est frappé sur un bloc de cuivre, appelé matrice, de telle manière que la lettre s’inscrit en creux dans ce bloc. Un moule est ainsi créé, où l’on verse un alliage de plomb, qui prend la forme de la lettre, constituant ainsi un caractère. Ce caractère est alors assemblé avec de nombreux autres, suivant une page de texte donnée. L’ensemble, appelé une « forme », peut enfin être mis sous presse. Le poinçon est une pièce unique, à l’origine de plusieurs matrices, chacune d’elles servant de moule à des milliers de caractères.
Chaque époque a eu ses propres caractères, son propre style de lettres. L’Imprimerie nationale, au fil des siècles, à créé plusieurs polices différentes, dont certaines sont d’une très grandes renommées. Les « Grecs du Roi » sont un alphabet grec gravé par Claude Garamond pour François 1er, dans une volonté de retour à l’antiquité caractéristique de la Renaissance. A la fin du XVIIe siècle, Louis XIV souhaite un style propre à son règne, plus rigoureux que les précédents. Une commission scientifique se réunit et Philippe Grandjean élabore un nouveau caractère, appelé le « Romain du Roi ». Il a la particularité, pour la première fois, d’être conçu à partir de dessins, des dessins de lettres inscrites dans des grilles millimétrées extrêmement précises, afin que ces lettres puissent être transposées avec exactitude dans les trois dimensions du poinçon. Le Luce suit sous Louis XV, très délicat, remarquable pour son ornementation de vignettes, de fleurons, de trophées… qu’on peut composer à sa guise. Le Didot en 1811, est créé spécialement pour l’Empereur, le Marcellin-Legrand en 1827 pour Charles X. Au XIXe siècle, l’imprimerie cherche à graver les caractères d’à peu près toutes les écritures connues, anciennes ou extra-européenne, alphabétiques ou à partir d’idéogrammes, de hiéroglyphes, de signes cunéiformes… Pour y parvenir, il est créé en 1813 le corps des typographes orientalistes. L’imprimerie va ainsi devenir la spécialiste des publications érudites. Cette inflexion est née en 1798 de la campagne d’Egypte de Bonaparte, campagne militaire qui avait aussi des visées scientifiques, et qui aboutit à la publication par l’Imprimerie, de 1809 à 1822, des 9 volumes de la monumentale Description de l’Égypte.
Tout au long de son histoire, en effet, l’Imprimerie nationale ne se destine pas juste à une production de documents officiels. Elle édite des livres prestigieux en rapport avec la religion, les sciences, la littérature…, ou glorifiant les hauts faits du régime en place. Au début du XXème siècle arrive la mode des beaux livres d’art, livres où est mis en relation le texte d’un grand écrivain et les illustrations d’un grand peintre. Publié en 1900, d’après un projet du célèbre marchand Amboise Vollard, le premier exemple serait le Parallèlement de Verlaine, illustré par des lithographies de Bonnard. Pour la petite histoire, l’Imprimerie nationale, qui fut l’éditeur, supprima les pages portant sa marque quand elle découvrit le caractère érotique de l’œuvre. Au XXème siècle, de très grands artistes tels Chagall, Giacometti, Degas, Duffy, Miro… collaborent avec l’Imprimerie pour ce genre de livres luxueux.
L’Imprimerie nationale est aussi une manufacture, une usine, un des plus grands ateliers typographiques d’Europe, qui compte par exemple à la révolution 32 presses à bras, un magasin des papiers, un dépôt de livres, une fonderie de caractères… Son nombre d’employés, qui a pu atteindre le millier, n’a brutalement chutés que depuis quelques années, depuis la fin de l’imprimerie au plomb, supplantée par la photocomposition puis le numérique. L’imprimerie, de par son statut, occupe des lieux prestigieux, le palais du Louvre même, à partir de 1640, qui, en plus du roi, loge alors certaines institutions et manufactures d’Etat. Au XIXe siècle elle déménage à l’ancien hôtel de Penthièvre (la future banque de France) puis, après quelques années, à l’hôtel de Rohan, dans le Marais, l’hôtel du cardinal « collier ». Ce lieu s’avère finalement trop exigu. On décide donc de construire, au XXe siècle, des bâtiments adaptés, au 27 rue de la Convention, dans le 15ème. Il s’agit de vastes constructions métalliques, appropriées au fonctionnement d’une usine. Mais ce bâtiment présente de belles façades en brique, rappelant que l’imprimerie est aussi une grande institution. Elle s’y installe en 1921. Enfin, en 2005, elle déménage une nouvelle fois à Ivry-sur-Seine, en proche banlieue de Paris.
Un patrimoine extraordinaire
Que reste-t-il de toute cette histoire ? En premier lieu un patrimoine extraordinaire, dont le fleuron est le cabinet des poinçons. Celui-ci comprends environ 700 000 pièces, dans plus de 70 écritures différentes : 230 000 poinçons typographiques en acier (dont ceux liés aux polices typographiques Garamont, Grandjean, Luce…, aussi les 6 240 poinçons de caractères hiéroglyphiques gravés juste après la découverte de la Pierre de Rosette en 1799), 224 000
idéogrammes chinois, (dont les fameux « Buis du Régent » gravé entre 1723 et 1730), 28 000 poinçons pour la gravure des médailles, 1 300 bois gravés, 3 000 cuivres de taille-douce... Environ 500 000 de ces pièces sont classées monument historique, en 1946 pour certaines, 1994 pour d’autres. Ce sont les plus petits monuments historiques existants. A cela s’ajoute 150 000 matrices en cuivre et 300 tonnes de caractères en plomb.
L’Imprimerie possède aussi un parc d’une centaine de machines, destinées à composer ou à imprimer, et dont les plus anciennes remontent au 17ème et 18e siècle. On trouve des presses typographiques à bras, des presses à pédale, des presses taille-douce, des presses lithographiques, des presses à reliure, des presses de phototypie…, des fondeuses traditionnelles de caractères tout comme des fondeuses monotype et linotype, machines à composer nées de la révolution industrielle.
La bibliothèque historique de l’Imprimerie comprend environ 30 000 volumes, la plupart édités par elle-même depuis 1538, ou acquis au fil du temps, ainsi qu’une collection de 5 000 ouvrages spécialisés. Parmi ces livres, on peut découvrir les premiers ouvrages publiés avec les « Grecs du Roi », notamment le Nouveau Testament en 1550 et les tragédies de Sophocle en1553.
Un patrimoine encore en activité
Ce patrimoine unique pourrait sans peine constituer le fond d’un futur musée de l’imprimerie, qui serait comparable aux plus prestigieux, y compris le musée Plantin d’Anvers. Mais l’imprimerie nationale a réussi à ne pas se muséifier, et c’est ce qui en fait un lieu unique au monde. Sa spécificité en effet est d’être toujours en activité, de faire fonctionner, suivant des procédés traditionnels, toute la chaîne nécessaire à la création d’un livre, en utilisant les machines anciennes, les poinçons, les matrices, les caractères... Une dizaine de personnes, des maîtres d’art pour la plupart, continue ce défi avec passion et détermination. Ce sont peut-être les derniers descendants de Gutenberg. Si celui-ci revenait les voir travailler, il pourrait encore comprendre leurs gestes, ce qui ne serait pas le cas avec des méthodes d’édition numériques. Grâce à eux, ce patrimoine est toujours vivant et en activité. Il ne se limite pas à quelques beaux objets qu’on met dans une vitrine mais dont plus personne ne comprend en profondeur le fonctionnement. Ces artisans sont les gardiens d’une tradition, indispensable à l’heure d’internet, où tout le monde, avec quelques logiciels, peut se dire concepteur de caractères.
Au début de la chaîne, se tient Franck Jalleau, qui occupe le poste de dessinateur de caractères typographiques. Il a pour mission notamment d’adapter le fond typographique historique à la composition numérique. Il a ainsi réhabilité le Garamont de l’imprimerie nationale, ainsi que les Grecs du Roi, utilisés pour une réédition des Odes olympiques de Pindare, à l’occasion des J.O. d’Athènes en 2004. Sa deuxième mission est de concevoir des polices exclusives pour des institutions, par exemple la police du code général des impôts, des cartes d’identité française, aussi… de la ville de Brive-la-Gaillarde, la ville du fameux salon du livre, qui a voulu ainsi continuer à marquer son originalité. Toutes ces créations typographiques restent encore aujourd’hui les produits exclusifs de l’Imprimerie nationale, celle-ci n’ayant en aucun cas vocation à vendre ou diffuser des polices de caractères au grand public.
Une fois les lettres dessinées intervient alors Nelly Gable, graveur de poinçon, peut-être la dernière au monde. Son rôle, à l’aide de limes et de gouges spécialement adaptées, est de refaire des poinçons à l’identique, si ceux-ci sont abîmés, ou de créer des originaux. C’est un travail de haute précision, qui ne demande aucune erreur, car une lettre n’existe que dans un ensemble. Si elle est différente des autres, elle se fait remarquer et l’harmonie de la page est perdue. Dans cette optique, il est essentiel de penser au blanc autour des lettres, afin que ces dernières soient parfaitement alignées et espacées sur la page finale. Refaire un poinçon à l’identique est plus long que créer un original, car il est indispensable de scrupuleusement restituer la forme, y compris avec ses défauts. On ne doit pas voir, sur la page imprimée, que le poinçon a changé
Vient ensuite Joël Bertin, le fondeur de caractères typographique, lui aussi un des derniers au monde. Dans le cas d’une composition manuelle, son rôle est de fabriquer des matrices en cuivre à partir des poinçons gravés, puis de fondre les caractères en plomb. En s’aidant d’une machine monotype, il peut également d’un même geste, en tapant sur un clavier le texte à saisir, à la fois faire fondre les caractères et les composer ensemble en lignes successives, qui une fois assemblées, peuvent aller sous presse.
Sans cette machine, pour saisir ce texte, il faut faire intervenir Michel Jourdain, le compositeur typographe, qui assemble à la main, l’un après l’autre, des caractères de plomb rangés dans ce qu’on appelle une casse, casier en bois divisé en différents compartiments, les cassetins. Les caractères les plus utilisées sont placés dans les cassetins les plus grands et les plus accessibles.
Un livre peut aussi comporter des d’illustrations, qui nécessitent des techniques d'impressions particulières. Frédéric Colançon, imprimeur taille-doucier, s’occupe des nombreuses techniques de gravure en creux (à l’aide d’un outil ou d’un acide) sur une plaque métallique, généralement en cuivre, plaque qui ensuite est mise sous presse. Martin Christian, lithographe phototypiste, s’occupe à la fois des impressions par le procédé de la lithographie, technique courante d’impression artistique depuis le début du XIXe siècle, où le dessin est reproduit sur une pierre, mais aussi celui plus rare de la phototypie. Ce dernier procédé, inventé au milieu du XIXème siècle, n’est aujourd’hui plus guère utilisé, car il demande une technique très complexe, et en grande partie intuitive, que peu d’artisans ont encore. Son principe est de reporter un négatif photographique du dessin à reproduire sur une dalle de verre recouverte d’une couche de gélatine photosensible. Le résultat est d’une qualité étonnante, au point qu’il est difficile de distinguer le dessin original de sa reproduction. Enfin Pierrette di Pasquale, papetière, s’occupe de la pliure, de l’assemblage et de la reliure des feuilles imprimées. Il s’agit d’un travail manuel.
Toutes ces techniques permettent à l’imprimerie de continuer à éditer de prestigieux livre d’art, par exemple 2002-2003 un carnet de Miquel Barceló, un sorte de journal intime du peintre où le texte est lié aux dessins.
Toutefois, ces artisans sont souvent proches de la retraite, et n'ont pas d'apprentis prêts à prendre la relève. Ces métiers ne sont plus guère enseignés dans les écoles d’art et demandent plusieurs années d'apprentissage auprès d’un maître. Il y a donc un risque que la chaîne de ce savoir soit rompue, ce savoir étant en outre très difficile à retrouver tout seul car il tient tout autant sinon plus de la transmission d'une expérience que de connaissances livresques. Il serait ainsi dommage que nous ne soyons plus capables de comprendre des gestes qui furent à la source de toute l’évolution du monde depuis cinq siècles.
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L’album Fuchs, un florilège de la musique romantique
Plume, janvier-février-mars 2013
L’album Fuchs est un recueil de partitions d’une centaine de compositeurs européens, principalement germaniques, parmi les plus grands du romantisme. Chacun d’eux a donné un manuscrit musical signé, le seul connu pour certaines pièces. Il offre un panorama très complet sur la période. Daté vers 1830, il se présente physiquement comme un livre in-quarto d’environ 240 pages, relié en basane maroquinée ornée. La plupart des morceaux sont inscrits sur les pages d'origine, quelques-uns sur des feuillets insérés par Fuchs lui-même.
Au cœur de la Vienne impériale
Aloys Fuchs (1799-1853) est un musicologue et collectionneur viennois, dont les travaux font date dans sa discipline. Après des études de droit et de philosophie, il devient en 1824 fonctionnaire au ministère de la guerre. Mais sa vraie passion semble être la musique. Lui-même est un violoncelliste de talent, membre du chœur de la Chapelle impériale. Il est ami avec de nombreux musiciens et organise des soirées musicales à succès. En tant que chercheur, il laisse des études pionnières sur Gluck, Haydn et Schubert. Il réunit sur Mozart une documentation reprise dans le célèbre catalogue Köchel, inventaire de référence des œuvres du compositeur. Il possède peut-être la plus importante collection musicale privée de son époque, comprenant de très nombreux manuscrits autographes, de très rares éditions musicales, une correspondance d’environ 4000 lettres ainsi qu’une série de portraits de musiciens. Il collectionne les autographes musicaux d’une manière systématisme, recherchant des partitions de tous les compositeurs, les petits comme les grands noms. En outre, il copie ou fait copier celles qu’il ne peut acquérir. Après sa mort, une grande partie de sa collection est acquise par la Bibliothèque nationale de Berlin, une partie moindre par l’abbaye de Göttweig, en Autriche. Mais certaines pièces passent de main en main, dont cet album, parfaitement documenté depuis son élaboration.
A cette époque, le monde germanique est en mutation. Une nouvelle société bourgeoise se met en place, la bourgeoisie « Biedermeier », qui cultive le bon sens et le confort de la vie familiale. Le piano fait son entrée dans l’intérieur des maisons, signe d’aisance et de distinction. Le mouvement romantique, de son côté, est apparu en Europe depuis quelques décennies, d’abord en littérature puis dans les autres arts. S’opposant à la rationalité des Lumières, il met en avant l’expression des sentiments, l’exaltation, la révolte... Il aspire à un âge d’or, à une nouvelle jeunesse de l’homme et du monde, à un retour à la nature loin de l’industrialisation naissante, à un panthéisme qui se passe des dogmes des Eglises. Il comporte aussi une dimension nationaliste, suscitée notamment par les guerres napoléoniennes. En Allemagne, Goethe est un grand précurseur, son jeune Werther représente l’archétype du héros tragique et désespéré. Mais c’est aussi un écrivain d’une autre génération, plus stricte, qui déclare ainsi « J’appelle classique ce qui est sain, et romantique ce qui est maladif. » Le romantisme s’exprime particulièrement bien en musique, cet art permettant d’aller au delà du langage. Citons le poète Jean-Paul, admiré de Schumann : « ô Musique, écho d’un autre monde, soupir d’un ange qui réside en nous, lorsque la parole est sans puissance ». Vienne, capitale du monde germanique, est aussi la capitale musicale de l’Europe, le lieu où un musicien a le plus de possibilités de réussir, la ville de Mozart, Hayden et Beethoven.
Beethoven est difficile à classer, à la fois classique et romantique, avant de prendre l’image d’un génie visionnaire. Fuchs le fréquente et collectionne ses manuscrits. Il en achète un grand nombre après sa mort. Il acquiert ainsi une partition notée par Beethoven dans l’album d’un autre musicologue, Franz Sales Kandler. Fuchs la transfère dans son propre album, où Schumann la découvrira et la publiera dans sa revue. Il s’agit du seul exemplaire connu du Chant des moines (Gesang der Mönche), chant a capella pour deux ténors et une basse, daté de 1817. Beethoven y inscrit une dédicace à la mémoire de son vieil ami le violoniste Wenzel Krumpholz, mort soudainement le 3 mai 1817. Lui-même est gravement malade depuis un an, amer, cloîtré dans sa chambre, ne composant plus beaucoup. L’atmosphère de cette pièce est de fait sombre et solennelle. Les paroles, tirées du Guillaume Tell de Schiller, assènent de dures vérités : « Rapidement la mort atteint l’homme ; il ne lui est pas accordé de délai. Il est jeté à terre au milieu du chemin ». C’est un chant funéraire, un adieu à un ami. Quelques années plus tard, Beethoven reprendra Schiller d’une manière plus optimiste, dans son Hymne à la Joie, apothéose de sa Neuvième Symphonie.
Aux sources des musiques populaires
La maladie et la mort côtoient aussi l’œuvre de Schubert, disparu à 31 ans. Atteint d’un mal incurable, il sait qu’il doit se dépêcher d’accomplir son œuvre. A la fin de sa vie, il ne fait plus que composer, entouré d’un petit groupe d’amis fidèles qui contribueront à sa renommée. L’album Fuchs nous présente un très beau lied, La douleur des fleurs (Der Blumen Schmerz), daté de 1821, sur un texte du poète János Majláth. Il s’agit de la seule version autographe complète, deux autres manuscrits anciens, conservés à Vienne et en Norvège, n’étant que des copies. Les lieder sont la spécialité de Schubert, alors qu’il s’essaie en vain à des genres considérés comme plus glorieux tel l’opéra. Schubert s’inspire des complaintes populaires de son pays, recherchant leur fraîcheur et leur naïveté mais sur un mode savant. Il s’en dégage souvent un lyrisme élégiaque, entre désir et nostalgie. Ici, le sujet est l’éclosion des fleurs au printemps, éclosion triste car elles vont se faner très vite. « La vie donne seulement de la souffrance. », « Dans la tombe seule est le repos. »
Chopin puise également dans le folklore national : ses Mazurkas sont à l’origine des danses de Mazovie, sa région natale. Quittant à jamais la Pologne en 1830, il tente d’abord sa chance à Vienne pendant quelques mois, sans succès. C’est là qu’il rencontre Fuchs, au cours de deux soirées musicales données chez ce dernier. Il découvre sa collection, échangeant un manuscrit personnel contre un autre de Beethoven. Il enrichit l’album d’une Mazurka pour piano (op. 7 n° 3), une des trois versions autographes connues de cette pièce. Chopin souffre de son exil, du drame que connait sa patrie, « Christ des Nations » rayée de la carte. Ce nationalisme douloureux se retrouve dans ses Polonaises, sur un mode héroïque. Dans ses Mazurkas, les émotions sont plus intimes et personnelles, liées au mal du pays, même si la dimension patriotique n’est pas absente. Ce sont des « canons dissimulés parmi les fleurs » (Schumann). L’apparente simplicité de certaines pièces sous-tend une grande complexité harmonique. Le folklore est transcendé. On passe du populaire au savant, de la « taverne » au « salon » d’après une image de Chopin lui-même. Il en fait une cinquantaine.
L’artiste virtuose romantique
Liszt publie un livre sur Chopin après sa mort, afin de perpétuer la mémoire de son ami. Enfant prodige, il connait une immense célébrité en tant que concertiste, à laquelle ses longs doigts, sa longue silhouette et ses cheveux au vent ont pu contribuer. C’est le grand virtuose du piano, l’égal de Paganini au violon. Il incarne la figure romantique de l’artiste virtuose, héros en lutte avec son instrument. Il sort le piano de l’atmosphère confinée des salons, se produisant dans des grandes salles au cours de tournées internationales. Bien avant les Beatles, le poète Heine parle d’une « Lisztomania », décrivant un public au comportement hystérique. Mais Liszt est aussi un grand compositeur. Dans l’album Fuchs, daté de 1840, un extrait d’une œuvre pour piano se termine par une descente harmonique très spectaculaire, typique du style expressif du musicien, aux intonations très marquées. C'est par l'intermédiaire de Mendelssohn que Liszt rencontre Fuchs.
Chef d’orchestre, pianiste et compositeur, Mendelssohn est né couvert de dons, en plus d’être issu d’une famille prospère, influente et cultivée. Il accède très jeune à la renommée et à des charges importantes, adulé jusqu’en Angleterre. Il entretient une longue amitié avec Fuchs. Tous les deux sont amateurs d’autographes, s’aidant à se procurer des raretés. Mendelssohn fournit à Fuchs des pièces d'auteurs français tandis que ce dernier lui vend des souvenirs de Beethoven. Ils se rencontrent à Vienne en 1830. A cette occasion, Mendelssohn inscrit dans l’album un lied En partance (en voyage) - Scheidend (Auf der Fahrt), d’après un poème de Johann Heinrich Voss. C’est un des deux seuls manuscrits connus de cette pièce, l'autre se trouvant à la BnF. Mendelssohn a écrit une centaine de lieder, aussi de nombreuses Romances sans paroles. Grâce à sa fortune personnelle, il peut visiter l’Europe à sa guise, faisant de ses voyages une source d’inspiration, par exemple dans Les Hébrides où il note les impressions ressenties sur une île écossaise.
Robert Schumann, ami de Mendelssohn, ne connait pas une carrière aussi facile. En 1838, il est à Vienne, cherchant en vain à s’imposer dans la capitale. C’est là qu’il rencontre Fuchs. Il se passionne pour sa collection, au point de publier certains autographes dans la revue qu’il a créée. Il en achète même pour les offrir à Clara, sa fiancée. A cette époque, le père de Clara, le professeur de musique Friedrich Wieck, lui interdit de s’approcher de sa fille, encore mineure. Il reconnaît le talent de Robert, son ancien élève, mais celui-ci a dix ans de plus et est encore peu connu. Clara elle est déjà une vedette. Les deux amants poursuivent toutefois une relation épistolaire, se jurant de se marier malgré les difficultés. « Je vous dis « oui » à l’oreille et pour l’éternité », lui écrit Clara le 16 août 1837. C’est dans ce contexte qu’il faut situer, en 1838, la Danses des membres de la Confrérie de David (Davidsbündlertänze) suite de 18 pièces pour piano, dont le début de la n° 7 se trouve dans l’album. Cette danse semble animée de la joie du sentiment amoureux, avec l’espoir d’une union future. Schumann le confesse : « Dans les Danses, il y a beaucoup de motifs qui font rêver au mariage ; ils ont pris naissance dans les plus beaux moments d’excitation dont j’aie souvenir. » « Si jamais j’ai été heureux à mon piano, c’est bien les jours où je les ai composées. » Elle donne une image de bonheur qu’on associe peu à Schumann, avant la folie qui viendra le frapper. Le mariage est célébré en 1840, après un procès contre le père de Clara.
Clara Schuman figure dans l’album avec un Rondo hongrois (Ungarisches rondo) d’inspiration populaire, daté aussi de 1838, alors qu’elle a 19 ans. Elle signe encore de son nom de jeune fille Clara Wieck. C’est son père qui l’a formée, pédagogue reconnu malgré des principes autoritaires. Enfant prodige, concertiste au piano, elle parcourt l’Europe de tournées en tournées. Le vieux Goethe dit qu’« elle a plus de force que six garçons réunis ». Elle compose également, mais de moins en moins depuis son mariage. Elle délaisse sa propre œuvre pour devenir la première interprète de celle de son mari, qu’elle contribue à faire connaître. Elle tient à perpétuer la mémoire de ce dernier après sa mort en 1856, ne cessant ses longues tournées jusqu’à sa propre disparition, bien plus tard, en 1896.
Des musiciens de tous les pays
Rossini, l’auteur du Barbier de Séville, réside à Paris mais est une légende vivante dans toute l’Europe, et notamment à Vienne. Pour des raisons mal déterminées, il a cessé d’écrire des opéras depuis 1830, après en avoir composé une quarantaine en deux décennies. Il semble à 37 ans avoir pris sa retraite, se complaisant dans une sorte de paresse épicurienne. Jusqu’à sa mort bien plus tard en 1868, il laisse l’image d’un fin gourmet, hôte aimable, inventeur de recettes de cuisine. Toutefois il continue à composer des petites pièces pour son plaisir, sans prétention apparente, les jouant en privée, ne cherchant pas à les publier. Il les intitule ses Péchés de vieillesse, avec un humour qui, loin des tremolos romantiques, peut faire penser à Erik Satie. Les titres en témoignent, souvent des jeux de mots culinaires ou se moquant des poncifs de la musique : Hachis romantique - Ouf !Les petits pois – Fausse couche de Polka Mazurka… Fuchs, grâce à l’entregent de Mendelssohn, obtint en 1832 un morceau autographe de Rossini pour son album, Canon perpétuel pour quatre sopranos, (Canone perpetuo per quattro soprani), que le maître italien classera dans cette série.
Mais l’album Fuchs ne se limite pas à quelques génies, derrière lesquels on schématise une époque. Il nous restitue aussi tous les autres, une cohorte de musiciens plus ou moins oubliés, en tous cas bien moins célèbres, qui recréent la complexité de la période. Eux-aussi ont souvent été des enfants prodiges (le violoniste belge Henri Vieuxtemps notamment) ; eux-aussi sont animés d’émotions, de passions et ont construit une œuvre. Ils côtoient les plus grands, ils sont leurs amis, leurs familiers, leurs rivaux, leurs ennemis, également leurs professeurs, leurs élèves, leurs mécènes, leurs interprètes…
On retrouve par exemple l’archiduc Rodolphe, frère de l’empereur, aussi un compositeur. Admirateur dévoué de Beethoven, il le choisit comme professeur et le gratifie d’une rente importante. Au XIXe siècle, cette pratique du mécénat princier sera moins présente, le statut de l’artiste ayant évolué. Sigismund Thalberg, pianiste concertiste, est lui le grand rival de Liszt. Chopin le juge brillant mais superficiel, séduisant le public seulement par sa pure virtuosité, « Thalberg est le premier pianiste du monde. Liszt est le seul. » selon un contemporain. Muzio Clementi rivalise avec Mozart puis influence le jeune Beethoven. Mais il passe mal la postérité, ne trouvant pas d’espace entre les deux géants. Spontini de son côté fait carrière en composant pour l’Empire napoléonien, au contraire de Beethoven déçu par Bonaparte le jour où il se fait sacrer. Jan Václav Voříšek, est un compositeur tchèque monté à Vienne, où il décède très jeune. Il admire Beethoven et Schubert (dont il est ami) au point de demander à reposer dans le même cimetière, Schubert ayant déjà exprimé le même souhait avec Beethoven. Un écheveau de relations apparaît ainsi, qu’il serait passionnant de continuer à démêler.
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Le devenir du patrimoine typographique, de Gutenberg au numérique
Plume, janvier-février-mars 2013
Du 11 au 13 octobre 2012 s’est tenu le congrès bisannuel de l’AEPM, association des musées européens de l’imprimerie. Son point d’orgue a été un colloque consacré aux enjeux de la conservation, de l’étude et de la valorisation du patrimoine typographique, où des spécialistes du secteur, venus de tous les pays, ont fait le point sur leurs recherches. L’endroit choisi pour cette rencontre, le musée de l’imprimerie de Lyon, était particulièrement adapté, de par sa très riche collection tout comme son cadre historique, un hôtel du XVe siècle ancienne mairie de la ville.
L’évolution de la typographie peut schématiquement être divisée en deux grandes périodes, très inégales en temps : « l’âge du plomb », des origines aux années 1970, où les caractères en plomb constituent la base du métier ; l’ère de la dématérialisation, avec l’invention de la photocomposition puis l’arrivée du numérique.
La typographie traditionnelle
De Gutenberg au XIXe siècle, la typographie n’a pas connu de bouleversements déterminants. A partir de poinçons l’on crée des caractères en plomb qui, une fois composés, sont prêts à rouler sous presse. Les archives du grand typographe italien Bodoni, présentées par Andrea De Pasquale, nous ont restitué les détails de cette création au XVIIIe siècle. Les problèmes de conservation de ces objets sont parfois ardus, les musées de l’imprimerie se trouvant souvent dans des lieux anciens certes magiques mais non adaptés aux contraintes muséographiques. Le mythique musée Plantin-Moretus d’Anvers possède une collection extraordinaire de caractères Renaissance, qui, hélas, comme l’a expliqué Patrick Storme, peuvent subir une très forte corrosion. A partir du XIXe siècle, les procédés s’industrialisent mais sans changer de nature, pour aboutir aux machines à composer de type Linotype et Monotype, où les caractères en plomb sont assemblés mécaniquement et fondus sur place. Peu de personnes sont encore capables de les utiliser : il y a aussi un patrimoine de savoir-faire à conserver.
La dématérialisation des procédés typographiques
La photocomposition est une étape peu connue de l’histoire de l’imprimerie, qui dura des années 1950 à 1980, et où les caractères de métal sont remplacés par des images photographiques. Alice Savoie, une des intervenantes, a étudié en détail la genèse de cette technique. Avec l’apparition de la PAO, les dessinateurs de caractère travaillent désormais derrière leur écran, ne produisant plus que des fichiers numériques. Ces procédés devenus impalpables soulèvent des problèmes nouveaux de conservation tout comme de présentation au public, finement analysés par Richard Southall. En outre les machines (photocomposeuses, ordinateurs…) n’ont plus le pittoresque d’antan, et risquent de finir à la casse une fois devenues obsolètes. Les efforts de l’AEPM sont là pour enrayer ce phénomène, en contribuant à révéler tout l’intérêt d’un tel patrimoine.
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Montmorency : un paradis perdu de Jean-Jacques Rousseau
Plume, octobre-novembre-décembre 2012
Jean-Jacques Rousseau a vécu quelques années à Montmorency, dans le Val d’Oise, retiré du monde, dans une « solitude charmante », jusqu’à ce qu’une condamnation brutale l’oblige à fuir. Ce drame a transformé le lieu en un paradis perdu, le paradis perdu de son âge mûr, comme les Charmettes avaient été celui de sa jeunesse. Le « petit Mont-Louis », logis où habita le philosophe, à présent le musée Rousseau, témoigne encore de cette histoire...
En 1756, Rousseau, à près de 44 ans, est las de Paris « ville de fumée, de bruit et de boue », las des salons, des mondanités, des cabales, des coteries. Il ne supporte plus cette comédie sociale qu’il est nécessaire de jouer pour réussir, et pour laquelle il n'a jamais été très à son aise. Sa réputation de philosophe est déjà établie : il veut désormais vivre selon ses principes. Il rêve d’une retraite où il pourra écrire dans la calme et la sérénité. Il a la nostalgie des plaisirs champêtres de sa jeunesse, avant sa montée à la capitale en 1742. Il aimerait à nouveau accomplir ces longues marches dans la nature qu’il affectionnait tant.
Le destin lui offre le petit village de Montmorency, à l'orée de la forêt du même nom. Bien que tout près de Paris, ce lieu est alors difficile d’accès, car montueux et mal desservi. Il va y séjourner six ans, d’avril 1756 à juin 1762, y passant « les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie, bonheur sans amertume, sans ennuis et sans regrets ». Il y vit simplement, avec sa compagne Thérèse, qui lui sert aussi de servante, et pour laquelle il avoue n’avoir jamais « senti la moindre étincelle d’amour ». Il gagne sa vie laborieusement en tant que copiste de musique, refusant de courir après les pensions, les faveurs, les gratifications : « J’ai des bras pour gagner ma vie » affirme-t-il, résolu à ne pas courtiser les puissants. Ses ennuis récurrents de santé, ajoutés à son tempérament hypocondriaque, lui font souvent croire qu’il est proche de la mort.
De l'amour à la gloire, de la gloire à la persécution
Dans l’exaltation de cette « solitude charmante », Rousseau se sent envahi d’un désir vague d’amour qu’il n’avait pas connu depuis longtemps, désir d’autant plus fort que sans objet. Il devient un « berger extravagant » qui se jette dans « le pays des chimères », se créant des « sociétés de créatures parfaites ». Il ne peut s’empêcher de se lancer dans l’écriture d’un roman sentimental, « un tendre délire », lui le nouveau Caton proscrivant le théâtre de la cité. Il se met à inventer les personnages de Julie et Saint-Preux.
C'est alors qu'il rencontre en vrai sa Julie, sous les traits d'une visiteuse impromptue, Sophie de Houdetot - car Rousseau, bien qu’isolé, reçoit de fréquentes visites, d’amis, d’admirateurs ou de curieux. Celle-ci est mariée (rien de grave pour l'époque) mais surtout a déjà un amant, Saint-Lambert, en outre ami du philosophe. Rousseau cède toutefois à sa passion, passion folle car sans espoir de retour. Lui et Sophie se voient très souvent pendant le printemps 1757. Ce sont des rencontres enfiévrées bien que très probablement platoniques, jusqu’à ce que l’ambiguïté de la situation les oblige à devoir y mettre une fin. Cette passion sert de matière à son roman Julie ou La Nouvelle Héloïse, qui obtient un succès immense et inattendu dès sa parution en 1760, un des livres les plus lus du siècle.
Sa créativité en tant que philosophe n’est pas moindre : c'est à Montmorency qu'il rédige ses deux grands traités, l'Emile et le Contrat social. Il parvient ainsi à exprimer clairement la radicalité de sa pensée, en rupture tout autant avec le catholicisme que la philosophie des Lumières. Rousseau par exemple rejette les dogmes des Eglises, le fanatisme, la superstition. Mais il ne suit pas non plus le matérialisme athée adopté par la plupart des encyclopédistes, revendiquant une religion naturelle se passant de l’intermédiaire des prêtres. Attaché à la question de la corruption des mœurs, il remet en question le progrès des sciences et des arts vanté par les Lumières, préférant les notions de nature, de vertu, de simplicité.
Ce séjour est toutefois loin d'être sans nuages. Jean-Jacques se brouille avec nombre de ses amis, dont Diderot avec qui il avait été très proche. Ces derniers ne comprennent pas cette affectation de solitude et de pauvreté, ni sa philosophie extrémiste, qui selon eux ne fait que cultiver le paradoxe pour lui-même. Son idylle avec Madame de Houdetot, connue de tous, est la source d’un écheveau de malentendus, d’accusations et de disputes. Rousseau, il est vrai, se montre de plus en plus irascible, hypersensible, soupçonneux. Il se croit persécuté, certain qu'on fomente de sombres complots contre sa personne. Il a le sentiment d’être incompris, trahi, diffamé, d’où la nécessité qu’il aura plus tard d’entreprendre ses Confessions, qui seront destinés à rétablir sa vérité.
Son traité d’éducation l'Emile est certes considéré par l’Eglise comme une attaque contre la Religion. D’autres écrivains de ce siècle (Buffon par exemple) ont pu émettre des opinions tendancieuses, mais ils savaient éviter la censure avec un peu de diplomatie. Rousseau lui refuse toute compromission. Il va même jusqu'à signer son œuvre, ce qui ne se fait pas alors pour des textes polémiques, et est ressenti comme une provocation. Cette intransigeance lui vaut un arrêt du Parlement de Paris condamnant l’Emile à être « lacéré et brûlé », son auteur arrêté et emprisonné. Jean-Jacques doit s'enfuir précipitamment le 9 juin 1762, quittant à jamais Montmorency. C’est le début d'une vie d’errance, de pays en pays, à la recherche vaine d’un nouvel asile où il pourra retrouver sa tranquillité.
Montmorency après Rousseau
Une fois le philosophe parti, Montmorency devient très vite un lieu de pèlerinage rousseauiste, tout comme les Charmettes ou Ermenonville. La commune est même rebaptisée Emile en 1793, Rousseau, mort en 1778, étant devenu le génie de la Révolution française. Mais le temps passe et au XIXe siècle Montmorency s'urbanise. Le bourg perd son aspect rural, se transformant en une cité pavillonnaire cossue, à l'ombre de la station thermale à la mode d'Enghien-les-Bains. La protection du patrimoine n'existe pas et les lieux fréquentés par l’écrivain disparaissent les uns après les autres.
Montmorency possédait ainsi un immense château, qui appartenait du temps de Rousseau au maréchal de Luxembourg. Ce grand seigneur avait réussi à devenir un ami intime de l’écrivain, accomplissant même l’exploit de ne jamais se brouiller avec lui. Cela ne fut pas simple, Rousseau se défiant par principe des personnages de haute lignée. Le château fut détruit après la Révolution, il n'en reste qu'une orangerie, à présent restaurée.
L'Ermitage fut le premier lieu d'habitation de Jean-Jacques à Montmorency, où il connut son idylle avec Madame de Houdetot. C'était une maisonnette que lui prêta son amie Madame d'Epinay. Il dut la quitter à la hâte le 15 décembre 1757, en plein hiver, à la suite d'une ultime querelle avec cette dernière. Le logis, après avoir été défiguré, fut démoli à la fin du XIXe siècle, les derniers vestiges rasés en 1956. Il a laissé place à une clinique psychiatrique - Voltaire, qui accusa souvent Rousseau de démence, s’en serait peut-être amusé.
Le musée Rousseau
Après l’Ermitage, Rousseau déménage au « petit Mont-Louis », loué à un certain Mathas, procureur fiscal. La maison est au départ très délabrée, mais l’écrivain pourra plus tard la faire rénover, grâce à l’aide du maréchal de Luxembourg. Il y habite jusqu'à sa fuite en 1762. La maison connaît d’autres changements en 1865, quand le propriétaire d’alors l'englobe au sein d'une deuxième demeure plus vaste et imposante. Ainsi, aujourd'hui encore, elle est là tout en ayant disparu, enfouie tel un vestige archéologique dont il faut retrouver la trace sous des couches postérieures. En 1946, elle est rachetée par la mairie, dans l'optique d'en faire un musée Rousseau. La ville de Genève, ville natale du Philosophe, a largement financé les travaux de restauration.
La maison se compose de seulement trois pièces : la cuisine et la chambre de Thérèse au rez-de-chaussée, la chambre de Jean-Jacques au premier. Le mobilier, très simple, est d’époque et correspond à ce qu’avait dû être celui de Jean-Jacques. La maison est agrémentée d’un petit jardin, d’où se dégage une très belle vue sur la vallée de Montmorency, et où l’on trouve encore un « cabinet de verdure » installé par Rousseau, constitué d’une table et de bancs de pierre. Au bout du jardin a été préservé ce que le philosophe appelait son donjon, sorte de gloriette qui lui servait de cabinet de travail. Rousseau s’y tenait sans chauffage, « sans autre feu que celui de mon cœur », jusqu’à l’installation d’une cheminée. Enfin, en 1974, la ville a aussi acquis une maison voisine, la «maison des Commères ». Elle était habitée par deux jansénistes que Rousseau soupçonnait de l'espionner, à tort ou à raison. Cette maison est à présent une Bibliothèque d'étude rousseauiste. La simplicité de cet univers témoigne avec éloquence du mode de vie du philosophe, de son choix d’une existence modeste, de son refus obstiné de transformer sa vocation en une activité lucrative : « Rien de grand ne peut partir d’une plume toute vénale ».
Rousseau, passionnément
Jusqu'au 9 décembre 2012, une exposition Rousseau, passionnément, nous rappelle que Rousseau n’était pas un philosophe austère, en dépit de l’austérité de ses principes. Il a été traversé par de nombreuses passions, ce qui en fait aussi un précurseur du romantisme. Cette exposition permet de nous montrer un grand nombre de lettres et manuscrits du musée, auxquels s’ajoutent quelques prêts exceptionnels telle une copie de la Nouvelle Héloïse par l’auteur lui-même, provenant de l’Assemblée nationale. Rousseau, en effet, copiste de son état, reproduisait ses manuscrits en plusieurs exemplaires, très soigneusement, afin de les envoyer à différents destinataires.
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Buffon à Montbard : un naturaliste des Lumières dans son fief seigneurial
Plume, juillet-août-septembre 2012
Buffon, le « prince des naturalistes », demeura toute sa vie fidèle à sa petite cité natale, Montbard en Bourgogne. Elle fut son point d’attache, comme Ferney pour Voltaire, où il pouvait régner sans partage, travailler au calme et gérer sa grande fortune.
Buffon fut l’une des principales figures de l’Europe des Lumières, plus lu que Voltaire, Rousseau ou l’Encyclopédie. Il était au départ un savant touche-à-tout, passionné surtout de mathématiques. Sa carrière prit un tournant décisif en 1739, quand à 31 ans, grâce à son entregent, il put se faire nommer au poste très convoité d’intendant du Jardin du roi – l’actuel Jardin des Plantes. Il occupa cette fonction jusqu’à son dernier souffle, près de 50 ans plus tard, en 1788. Il se révéla être un grand administrateur, qui réussit par exemple à doubler la surface du Jardin.
Chargé de dresser l’inventaire des collections du Cabinet du roi, Buffon se fixa un projet démesuré : inventorier « tous les objets que nous présente l’univers », les uns après les autres, sans esprit de système, en préférant l’observation aux théories préconçues. Il s’attela à décrire la terre, les animaux, les oiseaux, les minéraux…, les hommes aussi, dans la diversité de leurs origines géographiques et de leurs mœurs. L’ambition d’un Balzac, d’un Zola ou d’un Proust paraît bien faible à côté ! L’Histoire naturelle est le fruit de ce labeur, 36 volumes édités en 40 ans, agrémentés de nombreuses illustrations. Le grand public fut conquis. Grâce au style limpide et imagé de l'écrivain (membre de l’Académie française), il s’informait de sujets ardus d’une manière facile et divertissante. Les scientifiques pouvaient se montrer plus réservés, parlant par dérision de « Buffonades ». Ils lui reprochaient justement ce style trop littéraire, aussi ses approximations, ses affirmations non démontrées, sa façon de toujours se mettre en avant... Mais Buffon n’en avait cure, continuant avec méthode son entreprise titanesque. Sa fonction d’intendant l’aidait beaucoup dans son travail préparatoire de documentation. Elle lui fournissait des collaborateurs, des comptes rendus d’expériences, des correspondances avec les plus grands savants, des rapports d’expéditions dans les contrées lointaines, des objets rares reçus de partout. Lui-même était un chercheur sédentaire, préférant étudier dans le confort de son cabinet.
Buffon de Paris à Montbard
Il subsiste encore au Jardin des Plantes des éléments de l’époque de Buffon : des acquisitions de Buffon pour le Jardin, comme la maison de l’Intendance, où il décéda, l’hôtel de Magny, au charme discret, ou le magnifique cabinet de curiosité de Bonnier de la Mosson, de style rocaille ; des constructions qu’il commanda, comme l’amphithéâtre de l’architecte Verniquet, au style néoclassique très pur, ou la « gloriette de Buffon », petit kiosque qui est l'un des plus anciens exemples d’architecture métallique au monde. Une statue en pied de Pajou, érigée de son vivant, immortalise le naturaliste en un héros drapé à l'antique, à la musculature puissante. Mais si l’on veut marcher sur les pas du grand homme, il est également nécessaire de se rendre dans sa ville natale de Montbard, en Bourgogne. Buffon se partageait en effet chaque année entre une saison d’hiver à Paris et une saison d’été à Montbard.
Montbard est une petite ville qui a conservé beaucoup de l’aspect et du charme qu’elle devait avoir à l’époque de Buffon. L’écrivain y régnait en maître : fils d’un notable local, il possédait de nombreuses terres dans le pays, ainsi que les droits de la châtellenie de Montbard (c’est-à-dire des droits seigneuriaux, qui pouvaient remonter à l’époque féodale). Il se montrait très sourcilleux à défendre ses prérogatives, chicaneur et procédurier s’il le fallait, y compris contre son propre père. Buffon en effet, tout en étant un homme des Lumières, restait attaché à la légalité d’un système monarchique qui le favorisait. Ce n’était pas un révolutionnaire et il demeurait modéré politiquement. Il côtoyait certes les encyclopédistes, partageant beaucoup de leurs idées, mais il évita prudemment de collaborer avec eux.
En tant que seigneur du lieu, en forçant un peu ses droits, il réussit à s’octroyer le château de Montbard, château fort médiéval juché sur une butte dominant la ville. Buffon décida de le démolir, transformant le site en un vaste jardin en terrasses, l’actuel parc Buffon, où il installa notamment une ménagerie. Il préserva toutefois l’enceinte ainsi que deux tours : la tour de l’Aubespin, très haute, qui pouvait avoir une fonction d’observatoire ; la tour Saint-Louis, abaissée d’un étage et remaniée, pour servir notamment de laboratoire et de bibliothèque.
Une vie de savant bien réglée
A l’aplomb même de l’enceinte il se fit construire un petit pavillon, son cabinet de travail, au seuil duquel Rousseau s'agenouilla en témoignage d’admiration. L’intérieur, très simple, constitué de quelques meubles, était tapissé de gravures tirées de son œuvre. Il rappelle curieusement en Suède le cabinet de travail de son grand rival Linné, né la même année en 1707. Buffon critiqua toute sa vie le fameux système de classification des espèces du Suédois, le trouvant artificiel et erroné, inapte à saisir la complexité du vivant.
Buffon se rendait très tôt à ce cabinet. Ses journées commençaient dès 5 heures du matin. Elles étaient ordonnées suivant un rythme bien établi, entre travail, repas, promenade, vie sociale, toilette (le grand homme veillait à son apparence). Quant à l’amour, Buffon professait « qu’il n’y a que le physique de cette passion qui soit bon » : il se contentait donc de relations faciles ne lui coûtant pas trop de son précieux temps. A 45 ans toutefois Buffon se maria, mariage de raison avec une jeune noble désargentée. Deux enfants naquirent de cette union : une fille morte en bas âge et un fils surnommé Buffonet qui sera guillotiné à la Révolution.
Sur la terrasse supérieure du parc se trouve toujours l’église Saint-Urse, où Buffon se rendait à la messe et où il fit creuser son caveau, soucieux de respecter les formes en usage. Buffon, en homme des Lumières, était sans doute agnostique, peut-être déiste, dans tous les cas hostile aux préjugés, aux superstitions et au surnaturel. Mais il considérait qu’il fallait tout de même une religion pour le peuple. Ses écrits certes remettaient en question les vérités de la Bible, notamment le récit de la Genèse : la Terre selon Buffon n’a pas été créée en six jours mais progressivement en plusieurs dizaines de milliers d’années ; les espèces ne sont pas fixes, certaines se transforment au fil du temps (idée qui annonce la théorie de l'évolution de Lamarck et Darwin). Mais Buffon, par son habileté, sut éviter les foudres des censeurs, feignant de se soumettre quand les autorités religieuses lui faisaient une remontrance.
Son habitation ne fut pas bâtie sur l’ancien château. Il préféra reprendre la maison de son père, située en contrebas, à l’entrée du jardin. Il la transforma en un très vaste hôtel particulier. Cette demeure est en cours de rénovation. Elle doit accueillir le musée Buffon, un peu à l’étroit dans son espace actuel, à l’arrière, dans une ancienne orangerie qui dépendait de l'hôtel. Ce musée expose de nombreux objets en rapport avec Buffon : un célèbre portrait de l’écrivain par Drouais, un bureau qui lui appartint, une trentaine de porcelaines de Sèvres d’un « service Buffon », des illustrations d’oiseaux de François-Nicolas Martinet pour l’Histoire naturelle, des instruments scientifiques de l’époque du naturaliste… Les réserves conservent de nombreuses lettres de Buffon écrites par lui-même ou dictées à l’un de ses assistants, ainsi qu’une édition complète d’origine de l’Histoire naturelle. Le musée laisse aussi une large place à Daubenton, le principal collaborateur de Buffon, originaire comme lui de Montbard. Esprit méticuleux, il rédigea les parties les plus techniques de l’œuvre, à savoir les descriptions anatomiques.
Buffon maître de forges
En 1767, à 60 ans, Buffon se lança dans un nouveau défi, peu commun pour un vieillard ou un philosophe : devenir maître de forges. Parmi ses nombreux biens, il possédait à 7 km de Montbard une terre, la terre de Buffon, dont il avait pris le nom dès le début de sa carrière (son nom de naissance était Georges Louis Leclerc). Il décida d’y installer une usine sidérurgique, la « Grande Forge », qu’il voulut la plus moderne possible. Il y investit beaucoup d’argent, au point de devoir emprunter malgré sa richesse. Cette Grande Forge, toujours conservée, constituait un des premiers exemples d’usine intégrée, avec toutes les étapes de fabrication du fer concentrées en un même lieu. Elle montrait un plan très rationnel : une partie pour le logement des maîtres et des ouvriers, une partie industrielle. Un colombier, privilège aristocratique, témoignait du rang du propriétaire. Ce dernier utilisait aussi cette forge comme lieu d’expérimentations pour ses recherches scientifiques. Il n’en perdait pas le sens des affaires, se servant de son très important patrimoine forestier pour l’alimenter en bois de combustion. Cette forge se signalait enfin par son architecture monumentale, comparable à la Saline d’Arc-et-Senans de Ledoux, à une époque où les bâtiments utilitaires pouvaient prendre l’aspect d’églises, de temples ou de palais. Le point d’orgue était un escalier majestueux en fer à cheval donnant sur le haut fourneau, escalier de la plate-forme duquel les visiteurs de marque pouvaient observer l’opération spectaculaire de la coulée du métal. Buffon montrait ainsi une nouvelle fois tout son talent de mise en scène, l’habileté qu’il avait toujours eu, dans sa vie comme dans ses écrits, de célébrer ses propres mérites et sa propre gloire.
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Du côté d'Illiers-Combray
Plume, avril-mai-juin 2012
On le sait, Marcel Proust a enchevêtré sa vie et son œuvre d’une manière redoutablement subtile. Pour tenter de démêler quelques fils, pourquoi ne pas partir enquêter à Illiers-Combray, l’un des grands lieux de l’enfance de l’écrivain ?
En 1971, la commune d’Illiers décidait de se rebaptiser Illiers-Combray, exemple quasi unique d’une ville qui a fait de son double littéraire une réalité. Pourtant le petit Marcel n’y résida que très peu, entre six et neuf ans, à l’occasion des vacances de Pâques et d’été, puis une dernière fois à quinze ans, après le décès de sa tante – la tante Léonie de la Recherche. Vers l’âge de dix ans en effet il subit sa première crise d’asthme, une crise de suffocation qui faillit le tuer. Les odeurs de la campagne présentaient désormais pour lui une menace permanente. Ses parents préférèrent ainsi l'envoyer en Normandie, au bord de la mer – ce sera Balbec dans la Recherche. Illiers se transforma dès lors en un paradis perdu, dont il avait été brutalement chassé. Mais bien plus tard les impressions qu’il conserva (ou qu’il retrouva !) de cet endroit constituèrent les premières pierres de cette immense cathédrale de mots que représente la Recherche. Depuis Illiers-Combray est devenu un lieu de pèlerinage où des cohortes de proustiens, livre en main, essayent de repérer dans la réalité les images du roman.
« Une toute petite ville comme il y en a tant »
Illiers-Combray, en Eure-et-Loir, près de Chartres, est un bourg rural comme tant d’autres, préservé du temps, avec son vieux clocher, ses rues calmes, ses maisons discrètes, ses quelques petites ruines moyenâgeuses. Pas de bâtiments extraordinaires nous détournant du but de notre visite. Peu d’éléments de modernité, à part les voitures, les enseignes des commerces, aussi une nouvelle station d'épuration qui souleva certaines polémiques. Pas non plus d’exploitation éhontée du filon proustien, de Proustorama ou de Center Proust, de tee-shirts ou de saladiers à l’effigie de l’écrivain. Nous ne sommes pas à Prague avec Kafka. A peine une boulangerie qui a eu les honneurs du 13 heures de Jean-Pierre Pernaut pour ses madeleines, madeleines devenues grâce à Proust une spécialité locale. Tout semble donc encore en place pour le pèlerinage, pèlerinage comparable à celui mené par Proust lui-même à Amiens sur les pas de l'historien d’art John Ruskin.
La première étape du parcours est sans doute l’église. Ce n’est pas une grande cathédrale. C’est tout de même une église très ancienne,
estimable d’un point de vue architectural. Mais c’est surtout pour le Narrateur « l'Eglise ! », la seule, « Familière ; mitoyenne », « résumant la ville », « tenant serrés (…) comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées », qu'on voit de loin, de partout, qui domine tout. Peu importe que l’abside soit « dénuée de beauté artistique et même d'élan religieux », cette église, comme cette ville, n'a pas besoin d'être belle pour susciter de l'émotion, car elle appartient aux souvenirs du Narrateur.
C’est à Illiers que résidait depuis des siècles la famille paternelle de Marcel. Les grands-parents y tenaient une épicerie. La maison de naissance du père, Adrien Proust, existe toujours, signalée par une plaque en bronze. Celui-ci en effet est aussi une gloire locale : élève boursier, après de brillantes études, il devint sous la Troisième République un professeur de médecine de renommée internationale, spécialisé dans l’amélioration de l’hygiène publique et la lutte contre les épidémies. Il inspira la création de l’Office international d’hygiène publique, l’ancêtre de l’OMS. Parmi ses nombreuses publications, on trouve une Hygiène du neurasthénique, écrite alors que Marcel avait 26 ans. Le père semble y disséquer les symptômes de son fils, dont il déplorait le mode de vie. Adrien Proust se maria en 1870 avec Jeanne Weil, d’une famille de la grande bourgeoisie financière juive, hautement cultivée, et qui fut toujours très proche de son fils.
La maison de tante Léonie
En vacances à Illiers, les Proust logeaient chez la sœur du médecin, Elisabeth Amiot, alias tante Léonie qui depuis la mort de son mari
«n'avait plus voulu quitter, d'abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit », malade vrai ou imaginaire nul
ne le savait vraiment. Ce comportement annonce celui de l'écrivain, également reclus volontaire, comme si l’âme de sa tante avait « transmigré » en lui. La maison d’Elisabeth a été conservée. C’est une demeure bourgeoise toute simple accompagnée d’un petit jardin. On peut passer devant sans la remarquer au point de devoir demander son chemin pour la trouver. Depuis 1976, elle appartient à la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, qui l’ouvre largement au public, avec succès (environ 5000 visiteurs par an selon sa secrétaire générale Mireille Naturel).
Dans les années 1950, la demeure était assez dénaturée et plus grand chose ne subsistait du mobilier d'origine (Rappelons-nous le Narrateur lui-même qui donna à une maison close de ses habitudes un grand canapé hérité de sa tante). Les lieux ont donc dû être restaurés et réaménagés, suivant semble-t-il trois axes : retrouver au mieux l'état que connut Proust, évoquer l'univers du Narrateur de la Recherche (ce n'est pas la même chose !), rassembler des objets et des documents relatifs à la vie de l’écrivain. Les pans de bois de la maison ont ainsi été recrépis en s'inspirant de photos anciennes. Le mobilier, la décoration, les livres... ne sont généralement pas d'origine mais ils sont d'époque. De pièce en pièce, du salon à la salle à manger, on est plongé dans l’ambiance d’une petite vie provinciale rythmée par le rituel de tous les jours et des événements microscopiques. La cuisine, où régnait Françoise, la servante au fort caractère, est la pièce la mieux conservée.
Au premier étage, la chambre de tante Léonie occupe le centre de la géographie de Combray, un peu comme celle de Louis XIV à Versailles. C'est ici que tous les personnages venaient rendre visite au grand malade. C'est d'ici, de sa fenêtre, que tante Léonie observait « la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray », les faits et gestes de chacun. Sur la table de chevet sont disposés, en se référant au roman, les objets indispensables à son existence de valétudinaire dévote : une statuette de la Vierge, une bouteille de Vichy-Célestins, ses livres de messe, un verre pour prendre sa pepsine (qui facilite la digestion, un de ses principaux tourments)… et bien sûr une madeleine, la célèbre madeleine qu'offrait tante Léonie au Narrateur – qui n'a dans la réalité peut-être jamais existé, les premières versions du texte parlant d'une biscotte et de tranches de pain grillé. Le musée alterne ainsi entre restitution authentique d'un état ancien et restitution pittoresque des personnages du roman.
« Le supplice du coucher »
Il en est de même pour la chambre de Marcel enfant, chambre qui était le « point fixe et douloureux de ses préoccupations », dans la crainte quotidienne que sa mère ne vienne l’embrasser à son coucher. On y retrouve la lanterne magique censée le distraire de ses angoisses, un exemplaire de François le Champi que lui lisait sa mère avant de s'endormir... Cette chambre ne comporte qu'un lit, comme celle du Narrateur, fils unique. Dans la réalité il y en avait sans doute deux, Marcel ayant un frère cadet de deux ans, Robert, qui n'apparaît pas dans la Recherche. Nous ne savons plus ainsi si nous sommes à Illiers ou à Combray, chez Elisabeth Amiot ou tante Léonie, dans la chambre d'enfant de l'écrivain ou du Narrateur.
Deux autres éléments sont en rapport avec le « supplice du coucher » : en premier lieu la clochette du portail, dont « le double tintement
timide, ovale et doré » résonnait d’un son sinistre pour le Narrateur. En effet, elle n’était actionnée que par les invités de la maison, c'est-à-dire Monsieur Swann, à peu près l’unique invité. Et sa visite signifiait que la mère, occupée à recevoir, ne viendrait pas donner à son fils le baiser tant attendu. L’escalier du hall d'entrée, de son côté, est « l’escalier détesté », « si cruel à monter », celui que le Narrateur empruntait seul le soir « à contrecœur », parce qu'on lui avait ordonné d'aller au lit, et dont même l’odeur de vernis avait fixé son chagrin.
Dans d’autres pièces, nous découvrons des lettres de Proust (des fac-similés, le musée possède quelques originaux) et de ses proches, des portraits de ses parents, la robe d’apparat de son père, des meubles ayant appartenu à Proust, un de ses bulletins scolaires, un ensemble de photographies de Paul Nadar (le fils du grand Nadar) de la famille Proust et du milieu mondain de l’époque…
Au fil de la visite nous faisons connaissance avec Jules Amiot, le mari d'Elisabeth (alors que tante Léonie est veuve), riche marchand drapier. Celui-ci, à la suite de ses voyages en Algérie, développa un goût pour l'Orient : témoin les carreaux de style mauresque de la façade sur jardin, un salon consacré à ses souvenirs d’Algérie, un hammam même (qui n'a pas été restitué) - Eh oui il y avait un spa dans la maison de tante Léonie !
Le jardin de la maison, tout petit, ne cadre pas avec le jardin plus vaste de la Recherche, qui serait celui de la famille maternelle de Proust, à Auteuil. Proust en effet s'est également servi de ses souvenirs d'Auteuil, comme complément à ceux d'Illiers, pour créer Combray.
« Les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus »
Une fois la visite terminée une promenade s'impose. Où aller ? C'est la question que se posaient déjà les personnages de la Recherche, avec deux possibilités : le côté de chez Swann, dans les plaines de la Beauce, ou celui de Guermantes, en suivant le cours du Loir - la
Vivonne dans le roman. Longer cette rivière permet aussi de retrouver l'ambiance du livre et sa poésie de la nature.
Enfin le parc de la maison de Monsieur Swann, où le Narrateur rencontra Gilberte pour la première fois, existe également : c'est
dans la réalité le Pré Catelan, jardin pittoresque à l'anglaise agrémenté de fabriques exotiques et d’une grotte artificielle - avec à gauche le raidillon aux aubépines tant aimé du Narrateur, où il fit le serment « de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes ». Ce jardin, désormais un parc municipal, fut créé à nouveau par ce Jules Amiot, paysagiste amateur à ses heures. Celui-ci, dans sa volonté d'entreprendre et de construire, était semble-t-il l'antithèse de son involontairement très célèbre épouse.
Le mois de mai, depuis 1935, se tient en ces lieux « la journée des aubépines », où des proustiens venus de partout se recueillent devant
les fleurs nouvellement écloses. Cette ville en effet a attiré des amateurs du monde entier, des anonymes et des célébrités, des savants, des écrivains, des cinéastes, des hommes politiques... Un absent de marque toutefois, Marcel Proust lui-même qui une fois adulte ne voulut jamais revenir à Illiers (ne serait-ce que pour vérifier certains détails alors qu'il écrivait son récit), « Parce que les paradis
perdus, il n'y a qu'en soi qu'on les retrouve ». Dans le roman, du reste, Proust choisit finalement de situer Combray en Champagne et de placer le raidillon au cœur d’un des champs de bataille les plus meurtriers de la Grande Guerre. La folie des hommes non seulement a
rattrapé le sanctuaire d’enfance du Narrateur, mais elle y a été portée à son paroxysme, ne laissant à ce dernier plus que ses souvenirs.
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Méroé, un empire sur le Nil
Religions & Histoire, juillet-août 2010, p. 5
Le musée du Louvre nous propose d’appréhender la réalité d’un empire mythique, cité par les textes anciens mais disparu de l’histoire depuis près de deux millénaires, avant sa redécouverte à partir du début du XIXe siècle.
Le royaume antique de Méroé se trouvait en Nubie, au Soudan actuel, sur les rives du Nil, bien au-delà des monuments les plus éloignés de l’Égypte pharaonique (Philae, Abou Simbel…). On le situait alors aux confins du monde connu, dans le « pays de Kouch » des textes égyptiens et bibliques, l’« Éthiopie » des auteurs grecs et romains. Il constitua un empire très important de 270 avant J.-C. à 350 après J.-C., contemporain de celui d’Alexandre le Grand et de ses successeurs, puis de l’Empire romain. En 25-21 avant J.-C., il fut même capable de tenir tête aux légions romaines d’Auguste, qui venaient pourtant de vaincre les armées d’Antoine et Cléopâtre.
Méroé, nom qui désigne à la fois la ville, sa région (« l’île de Méroé ») et l’empire, n’est pas né de nulle part. Il est en effet précédé par deux autres royaumes nubiens : Kerma, de 2500 à 1500 avant J.-C., et Napata, du VIIIe au IVe siècle avant J.-C. Kerma s’était achevé par une période de colonisation égyptienne. En guise de revanche, Napata régna pendant un siècle sur l’Égypte (751-656 avant J.-C.), fondant la XXVe dynastie, dite dynastie kouchite, dont les pharaons noirs sont restés célèbres. Méroé est le fruit de traditions africaines locales et de contacts égyptiens très anciens et toujours renouvelés, auxquels s’ajoutent des influences hellénistiques contemporaines (notamment dans la diffusion de pratiques cultuelles liées au vin et à Dionysos, évoquées dans l’exposition). L’écriture par exemple existait sous la forme de deux jeux de vingt-quatre signes dérivés de l’égyptien, l’un hiéroglyphique pour certaines inscriptions sacrées, l’autre cursif pour la majorité des textes. Selon l’état actuel de la recherche, on peut lire cette langue mais non la comprendre (à l’exception d’une centaine de mots).
L’empire de Méroé était une monarchie centralisée, dirigée par un roi d’essence divine comme en Égypte, unique prêtre en théorie et garant de l’ordre du monde. Le trône pouvait échoir à une reine (la mère ou l’épouse du roi), appelée candace, parfois en corégence, parfois seule. L’âge d’or du royaume fut, au milieu du Ier siècle après J.-C., le règne conjoint de Natakamani et de la candace Amanitore (sa mère ? son épouse ?), qui s’illustrèrent comme de grands souverains bâtisseurs.
Les monuments les plus spectaculaires de Méroé sont ses pyramides funéraires, plus petites que celles d’Égypte, pleines, dont le caveau est sous terre et non pas à l’intérieur, et accompagnées d’une chapelle à pylônes pour les offrandes. On ne trouve que rarement des preuves claires de momification.
Les deux principaux dieux de l’empire sont Apademak, un dieu-lion de la steppe, guerrier et protecteur, et Amon, le grand dieu égyptien, représenté le plus souvent sous sa forme de bélier. Le thème de l’ennemi vaincu est omniprésent, qu’il soit abattu cruellement ou enchaîné, terrassé par un dieu, le roi ou même la candace. Ce motif affirme la puissance indestructible du pays face à quiconque viendrait le menacer.
L’exposition du Louvre nous restitue cette civilisation au moyen de témoignages matériels très divers (environ deux cents oeuvres, dont de nombreux prêts du musée de Khartoum) : sculptures, stèles, céramique, faïence, verrerie, orfèvrerie, métallurgie… présentés sous des rubriques thématiques (royauté, monde funéraire, panthéon, temple, objets quotidiens ou de prestige). Une section est consacrée aux fouilles entreprises par le Louvre depuis 2007 dans l’ancienne cité de Mouweis, à cinquante kilomètres de Méroé. La pièce maîtresse de l’exposition est sans doute la statue d’un roi archer en bronze doré et stuqué, guerrier à la carrure athlétique, prêt au combat afin de défendre son pays et, plus généralement, d’assurer la stabilité du monde contre les agents du Chaos.
Méroé, un empire sur le Nil, musée du Louvre, Paris, jusqu’au 6 septembre 2010
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Qumrân. Le secret des manuscrits de la mer Morte,
Religions & Histoire, mai-juin 2010, p. 8
Pour la première fois en France, une exposition fait le point sur les nombreuses questions soulevées par les manuscrits de la mer Morte.
Les manuscrits de la mer Morte, une des plus grandes découvertes archéologiques du XXe siècle, sont exceptionnels de par leur datation, au tournant de notre ère, soit mille ans avant les plus anciens manuscrits bibliques connus par ailleurs. Ils constituent une « bibliothèque » d’environ 900 textes sur rouleaux (moins d’une dizaine en bon état, le reste sous forme de fragments) généralement en cuir, écrits surtout en hébreux (langue sacrée) mais aussi en araméen (langue parlée) et en grec. À l'époque de leur rédaction, le corpus des textes canoniques commence tout juste à se fixer. Ainsi seuls 250 de ces textes manuscrits se retrouvent dans la Bible actuelle (sans différences majeures !). D’autres, rejetés par la suite, sont dès lors appelés apocryphes. D’autres encore sont totalement inédits, tels ces textes relatifs aux codes très stricts d’une mystérieuse communauté vivant dans l’attente du Messie et conduite par un « Maître de justice ». Le christianisme naissant n’est jamais cité : des analogies existent, des différences aussi.
Ces textes se trouvaient dans onze grottes, tout près d’un petit site archéologique, Qumrân, au bord de la mer Morte, en Cisjordanie, dans le désert. Les habitants, sans doute les auteurs, étaient-ils de la secte juive des Esséniens ? Les fouilles du site ne permettent de trancher entre une occupation religieuse (une vie communautaire de fidèles) ou profane (des activités agricoles et artisanales). La découverte même, de 1947 à 1956, dans le contexte de la création d’Israël, fut une saga rocambolesque où bédouins, revendeurs et archéologues se livrèrent à des chasses au trésor mêlant politique, passion historique et avidité financière.
L’exposition – captivante – fait le point sur tous ces sujets au moyen d’une profusion d’œuvres, de documents et d’informations, avec au centre les fragments appartenant à la BnF, ainsi que des prêts tel un fragment du célèbre Rouleau du Temple, rouleau qui décrit l’établissement d’un nouveau Sanctuaire, dans une perspective de purification.
Qumrân. Le secret des manuscrits de la mer Morte, BnF site François Mitterrand, Paris, jusqu’au 11 juillet 2010.
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Festival Normandie impressionniste, présentation presse du 22 septembre 2009
site culturel Onirik, septembre 2009
Vous le saviez sans le savoir : l’impressionnisme est né en Normandie ! De part ses paysages variés, ses ciels changeants, son patrimoine médiéval, sa proximité de Paris, cette région, dès les années 1820, fut l’endroit idéal pour le développement de la peinture en plein-air, et ainsi pour la naissance de l’art moderne. Des artistes et des œuvres viennent peu à peu à l’esprit : les aquarelles de Turner, qui déjà parcourut la région de fond en comble ; les plages de Boudin, à Honfleur, Deauville ou Trouville ; les falaises d’Etretat par Courbet, Monet, et même Delacroix ; Millet faisant ses premières armes à Cherbourg, tout comme Géricault et Corot à Rouen... et bien sûr Monet, Monet et les cathédrales de Rouen, Monet et les jardins de Giverny, Monet qui en 1872 peignit une vue du Havre intitulée Impression soleil levant, donnant ainsi son nom à tout le mouvement.
C’est pour rétablir cette vérité historique qu’à été créé le festival Normandie impressionniste. Né sous l’impulsion de Laurent Fabius et de nombreuses collectivités normandes, il se tiendra de juin à septembre 2010 dans les plus grandes villes de la région, s’annonçant comme un événement culturel majeur de l’année.
Ce festival proposera trois sortes d’activités. En premier lieu de nombreuses expositions rétrospectives, à Rouen, Honfleur, Giverny, Cherbourg, Dieppe, Saint-Lô… L’exposition-phare se tiendra à Rouen, révélant le rôle de cette ville dans le développement de l’impressionnisme, avec une réunion d’une centaine de tableaux des plus grands peintres de l’époque.
Ensuite des dizaines de manifestations pluridisciplinaires, en relation avec ses expositions : concerts de musique, spectacles de danse et de théâtre, expositions d’art contemporain et de photographies, lectures, colloques, conférences… Enfin des spectacles populaires, festifs et touristiques : croisières sur la Seine, déjeuners sur l’herbe, bals, guinguettes, ballades en locomotive, projections nocturnes et monumentales, ateliers de peinture en plein-air…
Ce grand projet a été présenté à la presse le mardi 22 septembre, à Paris, dans un restaurant péniche des bords de Seine, en partance donc vers la Normandie. A part Pierre Bergé, souffrant, les principaux organisateurs étaient présents : Laurent Fabius, Jérôme Clément et Jacques-Sylvain Klein. En outre, le ministre de la culture Frédéric Mitterrand a fait une apparition, offrant en guise d’introduction un discours lyrique inimitable dont il a le secret.
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Exposition Souvenirs d'Italie
site culturel Onirik, septembre 2009.
De la Renaissance jusqu’aux débuts de l’art moderne, l’Italie a constitué la référence primordiale en matière d’art. Tout artiste se devait de partir dans la péninsule afin d’étudier ce modèle et se positionner par rapport à lui. Le voyage en Italie constituait ainsi un parcours initiatique, comme nous le rappelle le musée de la Vie romantique dans sa nouvelle exposition : Souvenirs d’Italie (1600- 1850), chefs-d’œuvre du Petit Palais.
L’exposition présente une centaine d’œuvres (peintures, dessins, estampes, sculptures) d’artistes français parmi les plus connus, ayant visités la péninsule : Le Lorrain, Corot, Fragonard, Granet, Prud’hon, Vernet, Vien, Carpeaux, Garnier… Leurs thèmes sont très variés, tant l’Italie offre de facettes. Les artistes semblent partagés entre la beauté des monuments anciens et celle des paysages. Ils unissent souvent les deux aspects, proposant des vestiges antiques perdus dans la nature selon une poétique des ruines très caractéristique de l’époque.
Le clou de l’exposition est constitué par huit peintures monumentales d’Hubert Robert, créées en 1790 pour l’ancien hôtel particulier que Beaumarchais possédait près de la place de la Bastille. Ces tableaux sont réunis pour la première fois depuis 1818, date de destruction de l’hôtel pour faciliter l’ouverture du canal Saint-Martin. Six se trouvent dans les salons de l’Hôtel de Ville, deux au musée du Petit Palais. Chaque panneau représente, dans un paysage italianisant, une des plus célèbres statues antiques, à chaque fois associée à des scènes pittoresques de la vie quotidienne du petit peuple romain.
Exposition Souvenirs d'Italie, musée de la vie romantique, jusqu'au 17 janvier 2010.
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Splendeurs de Byzance au Petit Palais
Religions & Histoire, mai-juin 2009, p. 6-7
Pour la première fois les trésors du Mont Athos sont présentés hors de Grèce, à Paris, au Petit Palais, dévoilant un millénaire d’art orthodoxe.
Presqu’île perdue au nord de la côte grecque, endroit sauvage et d’une beauté exceptionnelle, le mont Athos - «La Sainte Montagne» - paraît avoir été prédestiné au silence et à la contemplation. Depuis plus de mille ans, il est la propriété de monastères orthodoxes. Il a toujours bénéficié bénéficie d’un statut politique à part - sous Byzance, sous la domination des Ottomans (qui l’épargnèrent) et jusqu’à notre époque puisqu’il s’agit d’une république monastique autonome, placée sous le protectorat politique de la Grèce. L’accès, interdit aux femmes, reste très difficile pour les hommes. Il a gardé son architecture fortifiée du Moyen Âge et est sans doute le plus grand conservatoire d’art byzantin au monde (églises, fresques, icônes, manuscrits, archives, objets précieux…)
Présenter les trésors du Mont Athos n’est donc pas simple, car il s’agit à la fois d’exposer des œuvres d’art de premier plan, de recréer un contexte historique peu connu et de suggérer un univers religieux très intense.Le Petit Palais réussit ce grand écart, en alternant les points de vue au fil du parcours. La première partie est plutôt historique : On y découvre la personnalité de saint Athanase, qui, au Xesiècle, non sans heurts, structura dans une organisation cénobitique (communautaire) des moines jusqu’alors surtout anachorètes (ermite). Le rôle des empereurs byzantins est ensuite largement souligné. Ceux-ci favorisèrent le Mont Athos par des donations ou des privilèges. De nombreux chrysobulles (actes officiels impériaux) en témoignent, tout comme une grande variété de cadeaux très luxueux.
La deuxième partie est plutôt artistique, retraçant un panorama de l’art byzantin du IXe siècle jusqu’à la chute de l’Empire (1453) puis la période ottomane, elle aussi très créatrice. Outre une vaste sélection d’icônes sont exposés des manuscrits rarissimes ainsi qu’une belle série d’enkolpia (médaillons portés sur la poitrine).
Enfin, au milieu du parcours, une salle évoque l’ambiance d’un katholikon (église centrale d’un monastère) : reconstitution partielle d’une iconostase, objets liturgiques dont une étonnante paire de lutrins en bois, extraits de chants cultuels…, rappelant que ces œuvres ne sont pas des objets de musée mais participent d’une foi toujours vivante.
Le Mont Athos et l’Empire byzantin, trésors de la Sainte Montagne, Petit Palais, Paris, jusqu’au 5 juillet 2009.
06 80 74 51 23
N° SIREN : 521367516
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